Préface de " La Musique mise à la portée de tout le monde" (1/2)

En 1830, cédant aux instances d'un libraire qui lui commandait un ouvrage destiné à donner des notions de toutes les parties de la musique aux personnes qui ne sont pas musiciennes,

François-Joseph Fétis 
(1784-1871)
 
publie:






par F.J.Fétis, Paris, Mesnier, 1830, un vol, ln-8°.
Dans la même année il fut fait une deuxième édition de ce livre à Liège, chez Collardin, en un vol. in·12, avec le consentement de l'éditeur de Paris.


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PRÉFACE
DES DEUX PREMIÈRES ÉDITIONS.


Nul n'a la science infuse. Il n'est pas de connaissances si simples qu'on ne soit obligé d'acquérir. Cette proposition, si vraie en toutes choses, est surtout incontestable en ce qui concerne les arts. Notre œil ne sait discerner les qualités ou les défauts d'un tableau, notre oreille est inhabile à saisir les combinaisons de l'harmonie, si l'exercice ne les y a disposés. Sans doute l'habitude de voir et d'entendre suffit en beaucoup d'occasions pour sentir les beautés de la peinture et de la musique; mais l'habitude est déjà de l'éducation. Toutefois, il y a loin de ce sentiment vague, dont l'origine réside dans des sensations mal analysées, à la sûreté de jugement qui résulte de connaissances positives. Chaque art a ses principes qu'il faut étudier si l'on veut augmenter les jouissances en formant le goût. La musique en a de plus compliqués que la peinture; aussi est-elle à la fois un art et une science. C'est cette complication qui en rend l'étude longue et pénible pour quiconque veut y acquérir un certain degré d'habileté. Malheureusement il n'est guère possible d'abréger le temps qu'on est forcé d'y accorder. De quelque facilité qu'on soit doué, quels que soient les procédés qu'on emploie pour s'instruire, à quelque méthode qu'on ait recours, encore faut-il habituer les organes à lire avec facilité la multitude de signes dont se compose l'écriture musicale, à prendre les intonations avec justesse, à sentir les divisions de la mesure, enfin à combiner tous les éléments de l'art; le temps seul peut en donner les moyens.

Mais le temps est précisément ce qui manque dans le cours de la vie, surtout en l'état de civilisation avancée où se trouve aujourd'hui la société. Obligé d'apprendre une foule de choses diverses, on ne peut y donner qu'une attention fort légère, et l'on ne peut en prendre que ce qui est absolument nécessaire. Les arts, considérés comme délassements, comme moyens de plaisir, sont au nombre des objets qui ne semble pas exiger une attention sérieuse aux hommes préoccupés d'affaires, et dont tout le monde se croit juge naturellement et sans travail. Ce n'est pas qu'on n'aimerait à posséder des notions plus exactes sur ce qui les concerne, pourvu qu'il n'en coûtât pas plus de peine pour les acquérir qu'on n'en éprouve à se mettre au courant de la politique du jour par la lecture d'un journal. Mais où trouver le livre qui satisfasse à ce besoin! Essayer de donner des connaissances générales et suffisantes de tout ce qui forme l'ensemble de la musique, en ne faisant que peu d'usage du langage technique, est une tâche qu'aucun écrivain n'a entreprise, c'est celle que je m'impose dans cet ouvrage. Peut-être dira-t-on qu'on ne trouve dans mon livre que la science des ignorants! A la bonne heure : cette science est suffisante pour beaucoup de monde, et je ne croirai point avoir dérogé de ma qualité de professeur pour l'avoir enseignée. Faire aimer l'art que je cultive est ma vocation; j'y obéis. Tout ce qui mène à ce but me parait bon en soi. J'ose croire que ce sera mon excuse auprès des savants.

On se tromperait si l'on croyait trouver dans ce livre une méthode nouvelle, un système ou quelque chose de semblable : son titre dit assez l'objet que je me suis proposé. Donner des notions suffisantes de tout ce qui est nécessaire pour augmenter les jouissances que procure la musique, et pour parler de cet art sans en avoir fait une étude sérieuse, c'est ce que j'ai voulu. Que si l'on veut apprendre réellement ses principes, la Musique mise à la portée de tout le monde sera encore utile en ce qu'elle disposera l'esprit à des études qu'on fait presque toujours avec dégoût, parce qu'on n'aperçoit pas la liaison de leurs éléments; mais il faudra de plus des méthodes spéciales, des maîtres, et surtout beaucoup de dévouement et de patience. Dans ce cas, sentir et raisonner de ses sensations ne sera plus l'objet; il s'agira de devenir soi-même artiste; cela est plus difficile et demande plus de temps. Qu'on ne croie point aux promesses de certains charlatans; en vain affirment-ils qu'ils feront des musiciens improvisés, le savoir ne s'improvise pas. Disons mieux : on ne sait bien que ce qu'on a appris avec peine. Comprendre le mécanisme de la science et du langage de la musique est chose facile ; on pourra s'en convaincre en lisant le résumé que je présente au public; mais devenir habile musicien est autre chose; ce ne peut être que le résultat de longs travaux.

Quelques critiques, en rendant compte de la première édition de ce livre, ont dit qu'il ne justifie pas son titre, et qu'il ne met pas la Musique à la portée de tout le monde, c'est-à-dire qu'il n'en rend l'étude ni moins longue ni plus facile. J'ai lieu de croire qu'ils n'ont pas lu cette préface, car ils auraient vu que j'ai répondu d'avance à leurs objections, et que mon but n'est pas celui qu'ils ont supposé.

La Musique à la portée de tout le monde appartient à cette partie de la littérature des arts qu'on nomme l'esthétique. Aucun livre de ce genre n'a été publié en France; mais il en existe plusieurs en Allemagne. Ceux-ci ne sont que des essais imparfaits qui seront sans doute surpassés quelque jour; mais enfin ils ont le mérite d'avoir tracé la route, et ce mérite leur restera. J'ose croire qu'il en sera de même de mon ouvrage; on pourra mieux faire, mais on sera forcé d'avouer l'utilité qu'on en aura retirée.

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