Ch. 2 - De la diversité des sons et de la manière de les exprimer par des noms.


Chapitre II
 

De la diversité des sons et de la manière de les exprimer par des noms.





Il n'est personne qui n'ait remarqué que le caractère des voix de femmes ou d'enfants diffère entièrement de celui des voix d'hommes : les unes sont plus ou moins aiguës, les autres plus ou moins graves. Il y a une infinité d'intonations possibles entre le son le plus aigu des unes et le plus grave des autres. Chacune de ces intonations est un son distinct pour une oreille exercée. Toutefois, on conçoit que si l'on avait voulu donner un nom différent à chacun, cette multiplicité de noms, loin d'être un secours pour l'esprit, aurait inutilement chargé la mémoire; mais les philosophes et les savants qui se sont occupés du soin de coordonner les sons d'une manière régulière, ayant remarqué qu'au-delà d'un certain nombre de sons rangés dans un certain ordre, ascendant ou descendant, les autres se reproduisent ensuite dans le même ordre, et n'ont avec les premiers d'autre différence que celle qui résulte d'une voix aiguë et d'une voix grave qui s'accordent ensemble, ils en ont conclu que les uns ne sont que la répétition des autres à une certaine distance qu'ils ont appelée octave. Par exemple : ayant désigné le premier son par C, le second par D, le troisième par E, etc., dans cet ordre, C, D, E, F, G, A, H, ils recommençaient la seconde série par c, d, e, f, g, a, h, et la troisième par cc, dd, ee, etc.


On attribue communément l'invention des syllabes ut, ré, mi, fa, sol, la, dont on se sert aujourd'hui, à un moine italien nommé Gui d'Arezzo, qui les aurait tirées de l'hymne de Saint-Jean, dont les paroles sont :

Ut queant laxis, resonare fibris,
Mira gestorum, famuli tuorum,
Solve polluti, labii reatum,
Sancte Joannes.

Mais dans une épître à un autre moine, Gui conseille seulement à son confrère de se souvenir de l'ancien chant de cette hymne, qui s'élevait d'une note sur chaque syllabe ut, ré, mi, etc., pour trouver l'intonation de chaque degré de la gamme.



Cinq siècles plus tard, un Flamand ajouta le nom de si aux six premiers, et compléta la série, après laquelle on dit ut, ré mi, fa, sol, la, si, deuxième octave, et ainsi de suite : troisième, quatrième, cinquième octaves.

Vers 1640, Doni, savant musicien, substitua do à ut, comme plus doux à prononcer et à entendre dans la solmisation. Les Italiens, les Français, les Espagnols et les Portugais ont adopté ces syllabes pour nommer les sons, les Allemands et les Anglais ont conservé les lettres pour le même usage. La série des noms ou des lettres s'appelle la gamme (1).

Après avoir ainsi désigné les sons, on s'aperçut qu'il y en avait d'intermédiaires que l'oreille appréciait parfaitement. Par exemple, on reconnut qu'entre les sons désignés par ut et , il y en avait un troisième également éloigné de ut et de . Pour ne pas multiplier les noms, on supposa que ce son est quelquefois ut élevé, et quelquefois abaissé. On appela ut dièse, l'ut élevé, et ré bémol, le abaissé, et l'on fit de même pour les sons intermédiaires de ré, mi, fa, sol, etc. Cette opération a fait du mot dièse le synonyme d'élevé, et de bémol celui de baissé. Il est évident que tout cela n'est qu'une opération factice imaginée seulement pour plus de simplicité; car un son ne peut être modifié dans son intonation et ne peut se changer en un autre sans cesser d'exister. Ut dièse n'est donc plus un ut; mais les musiciens qui n'ont que de la pratique, et c'est le plus grand nombre, ayant attaché une idée de réalité aux signes représentatifs des sons, et voyant que les signes d'ut ou de ne changent pas, et qu'on y joint seulement les signes de l'élévation ou de l'abaissement, c'est-à-dire le dièse ou le bémol, ces musiciens, dis-je, se sont imaginé que ut est toujours ut, soit qu'on y ait joint un dièse ou qu'il n'y en ait point. De pareilles erreurs sont fréquentes dans la musique; elles ont jeté beaucoup d'obscurité sur l'exposé de ses principes.

Ut dièse étant intermédiaire entre ut et , ainsi que ré bémol, il semblerait que ces deux notes doivent être parfaitement à l'unisson; mais, suivant la théorie fondée sur le calcul des longueurs des cordes et les phénomènes de leur résonance, il résulte que ut dièse n'est pas exactement le même son que ré bémol, et que leur différence est comme 80 : 81 dans certains cas, ou comme 125 : 128 dans d'autres. On donne le nom de coma à ces différences. Mais la difficulté de construire des instruments à clavier, tels que le piano ou l'orgue, qui eussent exprimé ces proportions et l'embarras que de pareils instruments auraient causé dans l'exécution, ont fait imaginer d'accorder ces mêmes instruments en faisant sur la série totale de leurs sons la répartition de ces différences, afin qu'elles fussent moins sensibles à l'oreille. On a donné le nom de tempérament à cette opération. Tous les accordeurs la pratiquent par habitude, sans en connaître la théorie. On conçoit que par le tempérament on n'obtient qu'une justesse approximative; mais cette justesse suffit pour l'oreille dans l'usage ordinaire de la musique.

Si chacun était libre de nommer ut le premier son venu, le suivant, et ainsi de suite en s'élevant, il régnerait dans la musique une confusion extrême, et l'on ne pourrait s'accorder. Pour obvier à cet inconvénient, on a construit de petits instruments en acier ayant la forme d'une fourchette et produisant un son modèle qu'on appelle diapason, nom qui, par analogie, se donne à l'instrument lui-même. C'est sur ce son qu'on accorde tous les instruments et que les voix se règlent. En France, ce son est la; en Italie, c'est ut ou do. De là sont venues les expressions usitées dans les orchestres pour accorder les instruments entre eux; en France, on dit donner le la; en Italie, suonar il do. Le diapason n'est pas identiquement le même dans tous les pays; il a même subi diverses modifications dans le même lieu. Chaque théâtre de Paris avait autrefois le sien; celui de l'Opéra était le plus bas, et celui du théâtre italien le plus élevé. Il y a maintenant très peu de différence entre eux. Un diapason trop bas nuit à l'éclat de la sonorité, parce que les cordes des instruments ne sont pas assez tendues; un diapason trop élevé fatigue les voix.

L'usage du diapason n'est pas assez répandu. La plupart des pianos qu'on trouve dans les provinces de France sont accordés trop bas. Les chanteurs qui s'accompagnent avec ces pianos habituent leurs voix à une sorte de paresse qu'ils ne peuvent vaincre quand ils doivent chanter au diapason.

(1) A l'égard du nom de la gamme, il vient de ce que la note la plus basse de l'échelle des sons était représentée par la troisième lettre de l'alphabet grec, appelée gamma. Ce gamma était le signe de sol.


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