Ch. 3 - Comment on représente les sons par des signes.


Chapitre III
 

Comment on représente les sons par des signes.





L'opération de l'esprit par laquelle l'homme a imaginé de représenter les sons de la parole par des signes sera éternellement un mystère; mais, une fois parvenu à cette découverte, on conçoit qu'il n'a pas dû éprouver beaucoup de difficulté pour trouver les moyens d'exprimer les sons de son chant. Les Grecs et les Romains se servaient pour cela des lettres de leur alphabet diversement combinées ou tronquées; les Musulmans n'ont point de signes pour cet objet; les Chinois en possèdent qui sont compliqués et bizarres comme leur langue.

Après plusieurs siècles d'une lutte sans cesse renaissante contre les barbares du Nord, l'empire d'Occident fut vaincu et s'écroula; les arts périrent avec lui, et il n'en resta guère qu'un souvenir vague qui s'affaiblit insensiblement jusqu'au VIIIe siècle, où il se perdit complétement. La musique surtout, c'est-à-dire la musique des Grecs qui avait charmé Rome et l'Italie, fut absolument oubliée: il n'en resta dans l'Occident que ce que deux pères de l'Église (saint Ambroise et saint Grégoire) en avaient conservé pour le service divin. Les mélodies étaient simples, ou plutôt si bornées, qu'il fallait peu de signes pour les écrire et ces signes ne se composaient que de quelques lettres de l'alphabet.

Mais pendant que les peuples latins faisaient usage de ces signes, les Lombards et les Goths, dont la domination s'était établie en Italie, en apportaient d'autres d'un système bien différent, car ceux-ci ne représentaient pas seulement des sons isolés, mais des collections de sons, et même des phrases entières. Les grandes bibliothèques renferment des manuscrits où l'on trouve ces signes appliqués aux chants de l'Église, ce qui a permis de les déchiffrer en les comparant avec les mêmes chants notés par les signes de la musique latine.

ll est au reste remarquable que les peuples de l'Orient, qui ont songé à représenter les sons par des signes, n'ont compris l'usage de ceux-ci que comme des moyens d'exprimer des collections de sons en un seul signe, au lieu de les décomposer dans leurs éléments les plus simples. Cette singularité doit être attribuée à leur goût pour les ornements multipliés dans leurs mélodies, qui auraient rendu la lecture de la musique fort difficile, si l'on n'eût trouvé le moyen de représenter plusieurs sons par un seul signe. Les signes qui sont encore en usage dans la musique des églises grecques de l'Orient sont de cette espèce; on en a faussement attribué l'invention au moine Jean de Damas.

Il serait difficile de fixer aujourd'hui l'époque précise où les notes du plain-chant, d'où la notation moderne a tiré son origine, ont été imaginées; on en trouve des exemples dans des manuscrits de la première moitié du XIe siècle; mais rien ne prouve qu'ils n'ont pas été inventés dans un temps plus reculé. Au reste, il est bon de remarquer qu'à cette époque il n'y avait pas de système uniforme de signes pour écrire la musique. Chaque maître avait le sien; il le transmettait à ses élèves, et l'on ne pouvait guère passer d'un canton dans un autre sans être obligé d'en étudier un nouveau.

Quoi qu'il en soit, le système des notes du plain-chant, tel qu'on le voit dans les livres de l'église, finit par devenir général, et servit de base à la notation qui est maintenant adoptée par toutes les nations européennes. Des améliorations successives en ont fait insensiblement une chose toute différente de ce qu'elle fut dans l'origine. Je vais essayer d'en donner des notions exactes avec le plus de concision qu'il me sera possible.

La collection des signes de la musique s'appelle la notation. On la divise en deux espèces :
  • la première renferme les signes d'intonation,
  • la seconde les signes de durée.
Les uns et les autres sont d'une utilité indispensable; car il ne suffit pas de reconnaître à l'inspection d'un signe le son qu'il représente, il faut encore en connaître la durée et pouvoir la mesurer. Ces signes se disposent sur un papier spécialement préparé pour cet objet, et qu'on appelle papier de musique. La préparation consiste à tracer horizontalement des réunions de cinq lignes parallèles qu'on nomme portées, et qui sont figurées de cette manière (1) :


C'est sur ces lignes, ou dans les intervalles qu'elles laissent entre elles, que se placent les signes de la notation. J 'ai dit que ceux-ci se divisent en deux espèces, les signes d'intonation et ceux de durée. Les signes d'intonation sont de deux sortes : on donne le nom de clefs aux uns, et celui de notes aux autres.

La diversité des voix a donné naissance aux clefs, qui, placées au commencement des portées, indiquent que ce qui y est écrit appartient à telle ou telle voix.
  • Le signe des voix ou des instruments aigus s'appelle clef de sol; il est fait ainsi  . On le met ordinairement sur la deuxième ligne de la partie inférieure de la portée, ce qui indique que le signe du son appelé sol se met sur cette ligne.
  • On donne le nom de clef de fa au signe des voix ou des instruments graves; en voici la forme . Sa position ordinaire est sur la quatrième ligne en partant du bas de la portée; elle indique que fa est sur cette ligne.
  • Le signe des voix et des instruments intermédiaires se nomme clef d'ut, mais comme il y a plusieurs nuances d'élévation ou de gravité parmi ces voix, on exprime ces nuances en plaçant ce même signe sur des lignes différentes. La clef d'ut est faite ainsi : elle donne son nom à la note qui se trouve sur la ligne ou elle est placée.

Les diverses qualités de voix peuvent se réduire à quatre :
  • 1° les voix aiguës de femmes,
  • 2° les voix graves de femmes;
  • 3° les voix aiguës d'hommes;
  • 4° les voix graves d'hommes.

La voix aiguë de femme se nomme soprano ou dessus; la voix intermédiaire du même sexe, mezzo soprano ou second dessus; la voix grave, contralto.
La voix aiguë d'homme s'appelle ténor; la voix grave, basse. On appelle baryton la voix intermédiaire du ténor et de la basse.
Les voix aiguës d'hommes étant naturellement, et par l'effet de leur conformation, plus graves d'une octave que les voix aiguës de femmes, on pourrait se servir de la même clef, c'est-à-dire de la clef de sol, pour toutes deux, laissant à la nature le soin d'opérer la différence d'octaves. Quant au contralto ou voix grave de femme, qui est à l'octave supérieur  de la basse, on pourrait, par les mêmes motifs, écrire sa partie avec la clef de fa. A l'égard des instruments qui, dans l'orchestre, remplissent les fonctions des voix intermédiaires, on pourrait aussi les réduire à cette simplicité, en indiquant les différences d'octaves par un signe simple tel qu'un — qui barrerait les clefs de sol ou de fa.

Mais s'il est possible de supprimer les clefs d'ut dans l'usage ordinaire, ces mêmes clefs sont d'un grand secours dans certains cas dont je parlerai plus loin (2); et, dans l'obligation où l'on est d'en faire usage dans ces occasions, il est nécessaire de se les rendre familières, et conséquemment de s'en servir habituellement. De là vient que la complication résultant de la multiplicité des clefs s'est conservée jusqu'aujourd'hui, quoiqu'on ait reconnu l'avantage qu'il y aurait d'ailleurs à la faire disparaître.

Les clefs ne sont que des signes généraux qui indiquent le genre de voix ou d'instrument qui doit exécuter la musique qu'on a sous les yeux, les notes sont les signes particuliers de chaque son. Toutefois, il ne faut pas croire qu'il soit nécessaire d'avoir un signe d'une forme particulière pour chacun de ces sons; une pareille multiplicité jetterait l'esprit dans la confusion et fatiguerait la mémoire sans utilité. Ce n'est point la forme de la note qui détermine l'intonation, mais la place qu'elle occupe sur la portée. Pour remplir cet objet, un point placé sur la ligne ou dans l'espace suffirait.


La note placée sur la ligne inférieure de la portée représente un son comparativement plus grave que celles qui occupent d'autres positions sur cette même portée; ainsi la note qui est dans l'espace entre la première et la deuxième ligne exprime un son plus élevé que celle qui est sur la première; la note placée sur la deuxième ligne représente une intonation encore plus élevée : il en est de même de toutes les autres positions à mesure qu'on s'élève sur la portée. Si donc on appelle ut la note de la première ligne, on donne le nom de à celle qui occupe l'espace entre la première et la seconde ligne, celui de mi à la note qui est posée sur la deuxième ligne, et ainsi des autres, comme on le voit dans l'exemple suivant :


On conçoit qu'une voix ou un instrument qui serait borné à un si petit nombre de sons n'offrirait que de faibles ressources au chanteur ou à l'instrumentiste; aussi n'en est-il point qui soient retenus dans des limites si étroites. Les instruments surtout dépassent tous de beaucoup l'étendue de la portée de cinq lignes. Mais si l'on était obligé de composer la portée d'autant de lignes permanentes qu'il en faudrait pour embrasser l'étendue de certains instruments, une sorte de labyrinthe inextricable résulterait de cette multitude de lignes, et l'œil le plus clairvoyant ne parviendrait pas à distinguer une seule note sans un travail pénible (3). Le moyen dont on se sert pour éviter cet inconvénient est ingénieux. Il consiste à ajouter des fragments de lignes à la portée, soit au-dessus, soit au-dessous, au fur et mesure des besoins, et à les supprimer lorsqu'ils cessent d'être utiles. Ces fragments ne se confondent pas avec la portée, et se détachent sensiblement pour l'œil; on peut en juger par l'exemple suivant:


Toute note placée sur la même ligne que la clef qui est au commencement de la portée prend le nom de cette clef et sert de point de comparaison pour nommer les autres notes. Ainsi, lorsque la clef de sol se trouve au commencement d'une portée sur la seconde ligne, la note placée sur cette ligne s'appelle sol, et toute les autres se nomment d'après celle-là. S'il s'agit d'une clef de fa posée sur la quatrième ligne, fa se trouve sur cette ligne; il en est de même des autres. On conçoit d'après cela que le nom des notes est éventuel et ne peut se déterminer d'une manière invariable. La différence des voix qui a donné lieu à la multiplicité des clefs est la cause première de ces variations.

Mais si la position des notes est variable, il n'en est pas de même de leur intonation, laquelle se règle d'après le son modèle qu'on nomme diapason en français, et corista en italien. Ainsi une note donnée, que nous nommerons ut, par exemple, ne peut avoir qu'une intonation, quelle que soit sa position sur la portée. La seule différence qu'il y aura dans les diverses positions de cet ut et dans sa sonorité, c'est qu'il pourra appartenir aux limites aiguës d'une voix, telle que la basse-taille, au milieu ou médium d'une autre, comme le ténor, et aux limites graves d'une troisième, qui sera le soprano.

Exemple d'une intonation appartenant à des voix diverses :



Jusqu'ici l'on a vu comment on représente la suite des sons qu'on appelle ut, ré, mi, fa, sol, la, si; mais on n'a point encore aperçu les signes des sons intermédiaires auxquels on donne le nom de dièse et de bémol. Le dièse est fait ainsi ; le bémol a cette forme .

Toutes les lignes et tous les espaces étant occupés par les notes qui représentent ut, ré, mi, etc., il ne reste point de place sur la portée pour les sons intermédiaires; mais comme on suppose dans le langage ordinaire que les noms de ut dièse ou de ré bémol sont suffisants pour exprimer l'idée du son intermédiaire de ut et de , on est convenu aussi que le mis avant la note ut, ou le placé avant , suffisent pour représenter aux yeux ce son intermédiaire.

Exemples :
Lorsqu'il s'agit de détruire l'effet du dièse ou du bémol, on se sert d'un autre signe qu'on nomme bécarre, et dont voici la forme . Le bécarre se met à côté de la note qui était précédée d'un dièse ou d'un bémol, et devient l'équivalent de ces phrases : le dièse est ôté, ou bien il n'y a plus de bémol. C'est en quelque sorte un signe sténographique.

On donne le nom de ton à la différence de deux sons comme ut et ; la différence de l'un de ces sons et de l'intermédiaire, représenté par un dièse ou un bémol, s'appelle demi-ton. Le demi-ton est le plus petit intervalle que l'oreille d'un Européen puisse apprécier avec justesse.

Par une singularité remarquable, la distance qui se trouve entre les sons ut et n'est point égale entre tous les sons de la gamme, en sorte que le son intermédiaire ne se trouve point entre mi et fa, ni entre si et ut (4). La différence entre ces notes n'est que d'un demi-ton. Une suite de sons faite sur le modèle de celle-ci, ut, ré, mi, fa., sol, la, si, ut, s'appelle une succession diatonique; si on y introduit les sons intermédiaires, comme ut, ut #, ré, ré #, mi, etc., on lui donne le nom de succession chromatique. On disait autrefois de la musique qu'elle était dans le genre diatonique, quand on y rencontrait peu de sons intermédiaires, et qu'elle appartenait au genre chromatique, lorsque ces sons y dominaient : on ne se sert plus de ces expressions depuis que l'art musical s'est enrichi d'une foule de combinaisons qui résultent du mélange continuel des deux genres. Quelques airs anciens, quelques mélodies simples peuvent donner l'idée du genre diatonique; le genre chromatique est fréquemment employé dans la musique moderne : il en est le caractère distinctif. On y trouve aussi quelquefois un autre genre qu'on nomme enharmonique, mais l'emploi de celui-ci est plus rare. J'expliquerai ailleurs en quoi il consiste.

Les mots diatonique et chromatique, qui ont passé de la langue grecque dans les langues modernes, n'ont qu'une signification impropre dans celles-ci; car diatonique vient de dia, par, et tonos, ton (5); or, il n'est pas vrai que la musique procède uniquement par tons dans la musique moderne, puisqu'il y a deux demi-tons dans toutes les gammes, comme de mi à fa, et de si à ut, dans la gamme d'ut. Cela se verra clairement dans le chapitre suivant.
L'expression est peut-être plus juste dans chromatique, mais elle manque de clarté. Chromatique vient du mot grec chrôma, qui signifie couleur : c'est qu'en effet cette suite de demi-tons colore la musique, mais seulement dans le sens figuré.

(1) Il y a du papier de musique qui contient dix portées dans chaque page, d'autre douze, quatorze, seize et même davantage. On appelle papier à la française celui qui est de hauteur, et papier à l'italienne le papier d'une largeur oblongue.
(2) Voir Chapitre IV.
(3) Cet inconvénient a existé autrefois dans la musique instrumentale, et particulièrement dans la musique d'orgue du XVIe et du XVIIe siècle. De là vient que les ouvrages des grands organistes de cette époque sont illisibles pour la plupart des musiciens.
(4) Je ne parle point ici de la différence supposée entre le ton majeur ut, ré, et le ton mineur ré, mi, parce qu'elle n'existe que dans la théorie des mathématiciens, théorie fausse, comme on le verra plus loin.
(5) Cette étymologie est généralement adoptée; cependant il est plus vraisemblable que la véritable étymologie est le mot grec diatonos, qui signifie tendu, c'est-à-dire dont les intervalles sont, en général, plus grands que des demi-tons.


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