Ch. 20 - De l'exécution instrumentale. §2 - De l'exécution en général, et de l'exécution collective.
Chapitre XX
De l'exécution instrumentale.
§2 - De l'exécution en général, et de l'exécution collective.
De l'exécution instrumentale.
§2 - De l'exécution en général, et de l'exécution collective.
Les textes que nous présentons ici sont issus de la troisième édition du livre de F.J.Fétis:
La Musique mise à la portée de tout le monde,
La Musique mise à la portée de tout le monde,
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Pour un musicien vulgaire, la musique n'est qu'un amas
de notes, de dièses, de bémols, de pauses, de soupirs ; jouer juste
et en mesure lui semble le comble de la perfection ; et comme ce
mérite est assez rare, on est forcé de convenir qu'il n'a pas tort
de l'estimer. Mais qu'il y a loin de cette exécution mécanique, qui
laisse l'âme de l'auditeur dans l'état d'inertie où se trouve
celle du symphoniste, à l'accord de sentiment qui, de proche en
proche, se communique des exécutants au public ; à ces nuances
délicates qui colorent la pensée du compositeur, en montrent le
sublime, et souvent lui prêtent des beautés ; à cette expression,
enfin, sans laquelle la musique n'est qu'un vain bruit !
Effet remarquable et qui prouve la puissance
du vrai talent ! Supposez un orchestre, une troupe de chanteurs
médiocres, qui, dans leur exécution terne, laissent nos sensations
en repos ; qu'un chef ardent, un musicien doué d'une organisation
forte, arrive au milieu d'eux ; tout à coup le feu sacré embrasera
ces êtres inanimés ; la métamorphose opérée dans un instant
pourra même être telle qu'on aura peine à se persuader qu'on
entend les mêmes symphonistes, les mêmes chanteurs. Le nec plus
ultra de l'effet musical ne peut avoir lieu que lorsque tous les
exécutants possèdent non seulement une égale habileté, mais une
semblable flexibilité d'organes, un pareil degré de chaleur et
d'enthousiasme. De pareilles réunions ont toujours été rares et ne
sont que des exceptions.
La fameuse troupe des bouffons de 1789 en a
offert un exemple ; depuis lors Viotti, accompagné par madame de
Montgeroult ; Baillot, dans un trio joué par lui, Rode et Lamarre au
Conservatoire, ont donné l'idée d'une perfection qu'on peut trouver
dans des réunions peu nombreuses, mais à laquelle il est bien
difficile d'atteindre avec des chœurs ou des orchestres complets.
A
défaut de ce beau idéal, on se contente du beau relatif, parce
qu'on n'en connaît point d'autre. C'est, comme je l'ai dit, celui
qui résulte de la réunion de quelques artistes du premier ordre à
d'autres moins heureusement organisés. Tel, qui n'a pas été doté
par la nature assez libéralement pour communiquer de vives
sensations à ce qui l'entoure, est du moins susceptible d'en
recevoir ; c'est ce qui explique les transformations subites qu'on
remarque dans les individus, selon qu'ils sont bien ou mal dirigés.
L'habileté dans le mécanisme du chant ou
dans le jeu des instruments est sans doute nécessaire pour atteindre
à une bonne exécution, mais elle ne suffit pas. C'est dans sa
sensibilité, dans son enthousiasme qu'un artiste trouve le plus de
ressources pour émouvoir ceux qui l'écoutent. La dextérité peut
quelquefois étonner par ses prodiges ; mais l'expression véritable
a seule le privilège de toucher. Ce que j'appelle expression
n'est pas ce jeu grimacier qui consiste à se tordre les bras, à
se pencher avec affectation, à agiter le corps et la tête, sorte de
pantomime dont quelques musiciens font usage, et dont eux seuls sont
dupes ; l'expression véritable se manifeste sans effort par les
accents de la voix ou des instruments. Le musicien qui en a le
sentiment le transmet comme par enchantement de l'âme au gosier, au
bout des doigts, à l'archet, à la corde, au clavier. Le timbre de
sa voix, sa respiration, son toucher, en sont empreints ; pour lui,
il n'y a pas de mauvais instruments, parce qu'il améliore tout ;
j'oserais presque dire qu'il n'y a pas de mauvaise musique, quoiqu'il
soit plus sensible qu'un autre aux beautés de la composition.
On serait dans l'erreur si l'on croyait qu'il n'y a d'expression
possible que celle de la tristesse eu de la mélancolie ; chaque
genre a des accents qui lui sont propres ; le talent consiste à
s'identifier au style du morceau qu'on exécute, à être simple dans
la simplicité, véhément dans la passion, avare d'ornements dans la
musique sévère, brillant de fioritures dans les élégantes
folies à la mode, et toujours grand, même dans les petites choses.
Il n'est pas besoin de beaucoup d'efforts ou de grands développements
pour nous procurer des émotions de diverses espèces ; une phrase de
cantabile, un motif de rondo, suffisent. Que dis-je ? une
simple note, un appogiature bien senti, un accent, tirent
quelquefois des cris d'admiration de tout un auditoire. Dût-on
m'accuser d'exagération, je dirai même qu'on pressent souvent le
grand artiste à la manière dont l'archet attaque la corde ou dont
le doigt frappe la touche en s'accordant. Je ne sais quelle émanation
se répand alors dans l'atmosphère pour annoncer la présence du
talent ; mais on s'y trompe rarement. Je me persuade que je serai
compris par quelques uns de mes lecteurs.
La nature a placé dans tous les pays des
êtres heureusement organisés pour les arts ; mais leur nombre
diffère selon que les circonstances, le climat, ou d'autres causes
difficiles à apprécier sont plus ou moins favorables. Ainsi, parmi
les exécutants, la France a produit Garat, Rode, Baillot, Kreutzer,
Duport, Tulou et beaucoup d'autres qu'on pourrait citer, et qui
rivalisent avec les plus grands artistes de l'Italie ou de
l'Allemagne ; cependant les dispositions naturelles de la nation
française ne sont pas favorables à la musique ; l'état florissant
dans lequel y est cet art est plutôt le fruit de l'éducation que
celui d'un goût inné. Les Français connaissent la perfection et la
cherchent ; mais quoique leur goût soit exigeant, ils n'obtiennent
pas toujours de bons résultats dans leur musique d'ensemble, parce
qu'il n'y a point d'unité dans leur manière de sentir. Les
Italiens, au contraire, s'accordent assez facilement de la médiocrité
; on les voit assister patiemment, pendant toute une saison, à un
mauvais opéra, mal exécuté, pourvu qu'il y ait dans le cours de la
représentation une cavatine, un duo, un air, assez bien chantés
pour les indemniser du reste. Mais ce peuple, indifférent en
apparence sur le mérite de l'exécution, est susceptible d'atteindre
aux plus beaux effets d'ensemble par l'unanimité de sentiment qui
dirige les chanteurs et les instrumentistes. L'expérience prouve que
quatre ou cinq chanteurs médiocres, pris au hasard parmi les
Italiens, et soutenus par un accompagnateur qui pourrait jouer à
peine une sonate de Nicolaï, ont une verve, un brio qu'on ne
trouverait pas dans le même morceau exécuté par d'excellents
chanteurs français, et accompagné par un virtuose, bien qu'aucun
des Italiens ne pût soutenir la comparaison avec les Français pris
individuellement. Il y a chez nous je ne sais quelle distraction qui
s'oppose, en général, au concours d'intentions nécessaire pour
obtenir de grands effets d'ensemble, tandis que les Italiens sont
évidemment captivés par la puissance de la musique.
Il faut l'avouer, ce que la nature nous avait
refusé, l'éducation l'a conquis. L'institution du Conservatoire a
fait faire d'immenses progrès à la musique en France ; non qu'il
s'y soit formé de plus grands talents que ceux qu'on admirait avant
son établissement ; car Rode, Kreutzer, Baillot, Duport, sont encore
les modèles de nos jeunes artistes ; mais le nombre de gens habiles
s'est beaucoup augmenté ; plusieurs se sont dispersés dans les
provinces, y ont excité une émulation inconnue auparavant, et
celles-ci renvoient maintenant en échange dans la capitale des
éléments de talents nouveaux. L'étude de l'harmonie, devenue
générale, commence à familiariser les amateurs avec des
combinaisons qu'on aurait à peine supportées autrefois. L'organe
auditif des exécutants, rendu plus sensible par cette étude, saisit
beaucoup plus promptement les intentions du compositeur, et par cela
seul ils s'y prêtent davantage et les rendent mieux. Si, nonobstant
ces améliorations, l'on remarque souvent un défaut d'ensemble dans
les masses, si même des artistes distingués laissent à désirer
dans l'ensemble, c'est, je crois, parce qu'on ne porte point assez
d'attention à des dispositions préliminaires d'une grande
importance, et parce que certains préjugés ont retenu dans un état
d'infériorité des parties essentielles qu'il serait facile de
perfectionner.
Les objets qui, dans l'état actuel des choses,
méritent le plus d'attention, sont:
- La disposition des orchestres ;
- Les proportions de ces mêmes orchestres, soit à l'égard des voix, soit par rapport aux instruments entre eux ;
- L'exécution vocale dans les chœurs et dans les morceaux d'ensemble ;
- L'accompagnement ;
- L'ensemble.
Les orchestres des concerts et des représentations théâtrales
ne se disposent pas de la même manière, quoiqu'on n'aperçoive pas
trop la cause de cette différence. La place du chef y est surtout
choisie d'une manière tout opposée, excepté au Théâtre-Italien.
Tout le monde avoue qu'il faut qu'un chef d'orchestre ait sous ses
yeux les musiciens qu'il dirige, et néanmoins l'on s'obstine à le
placer près de la rampe ; de manière que tous les instrumentistes
sont derrière, et qu'il doit se tourner pour les voir ; c'est du
moins ainsi qu'on en use dans la plupart de nos théâtres.
Cependant, outre l'avantage qu'il y a pour un chef de voir ses
subordonnés pour les surveiller, exciter leur attention et les
ramener promptement au mouvement qui a subi quelque altération, il
est aussi fort important que les musiciens puissent rencontrer
quelquefois les yeux de celui qui les dirige ; car le moindre signe
de tête est souvent significatif, et détermine avec promptitude une
intention d'effet qui est comprise à l'instant par tout le monde.
D'ailleurs, il est presque impossible qu'un orchestre reste
indifférent ou froid lorsqu'il voit son chef attentif et plein
d'ardeur. La disposition du Théâtre-Italien, et la place qui était
occupée par Grasset, rappelaient à peu près l'arrangement du
théâtre Feydeau à l'époque où il était dirigé par La Houssaye.
Cette disposition, qui place le chef vers l'un des côtés de la
scène et qui range tous les musiciens devant lui, est excellente
quant à la partie instrumentale ; mais elle paraît moins heureuse
en ce qui concerne le théâtre, parce qu'elle isole le chef des
acteurs et des choristes, et parce qu'elle l'oblige à tourner la
tête pour voir la scène. La meilleure disposition paraît être
celle où le chef d'orchestre est placé en face de la scène, un peu
en arrière et au centre des musiciens, parce qu'il peut y voir d'un
coup d'œil et les chanteurs et les symphonistes. C'est celle qu'on a
reprise au Théâtre-Italien ; il est vraisemblable qu'on finira par
l'adopter dans tous les spectacles lyriques.
Quant aux orchestres de concert, nul doute que
les pupitres de violons ne doivent être placés perpendiculairement
à la salle, les premiers en regard des seconds, les violes dans le
fond, et les instruments à vent en amphithéâtre avec les basses
derrière. Le chef, placé en tête des premiers violons, à la
gauche du spectateur, voit sans peine tous les musiciens et en est vu
de même. La disposition du concert philharmonique de Londres semble
être faite à dessein pour empêcher les symphonistes de se voir et
de s'entendre. Les basses sont en avant, les premiers violons
derrière, les seconds au-dessus de ceux-ci dans une espèce de
galerie, les flûtes et hautbois vers le milieu, les bassons dans une
galerie correspondante à celle où se tiennent les seconds violons
avec les altos, les cors d'un côté, les trompettes de l'autre ;
enfin nul ensemble, nul plan. Le chef d'orchestre, placé en avant et
en face de l'auditoire, est dans l'impossibilité de voir les
musiciens qu'il dirige. En fait de musique, les Anglais font toujours
le contraire de ce qu'il faudrait faire.
Les proportions des orchestres de théâtres
sont rompues depuis quelques années ; le nouveau système de musique
dramatique, en multipliant les instruments de cuivre, a rendu trop
faible la masse des instruments à archet, notamment des violons.
Sans parler des orchestres de villes de province, ce défaut de
proportion se fait remarquer particulièrement dans les théâtres,
où huit premiers et huit seconds violons ne peuvent lutter- contre
le son puissant de deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes,
deux bassons, quatre cors, deux trompettes, trois trombones et
timbales.
Quoi qu'on fasse, les effets les plus vigoureux, les plus
brillants, les plus variés, se trouveront toujours dans les
instruments à archet. Je suis loin de condamner l'usage des autres ;
ce sont eux qui colorent la musique ; et l'on ne peut nier que,
malgré tout le génie des anciens compositeurs, on s'aperçoit
aujourd'hui que celte ressource leur a manqué. Leurs ouvrages sont
riches d'invention et de mélodie, mais pauvres d'effets. Ne
bannissons donc pas des orchestres les moyens nouveaux qui sont
offerts aux compositeurs ; mais faisons remarquer qu'il est
indispensable d'augmenter le nombre des violons, des violes et des
basses. Ce n'est pas seulement quand ils sont accompagnés de toute
la masse des instruments à vent, de ceux de cuivre et de percussion,
que les autres paraissent faibles ; l'impression que laisse tout ce
bruit dans l'oreille quand il cesse, diminue l'effet produit par les
instruments à archet. Les
piano paraissent maigres et dénués de son après les forte
formidables de tout l'orchestre. Vingt-quatre violons, huit
violes ou altos, dix violoncelles et huit contrebasses, sont
nécessaires pour faire équilibre avec tous les instruments dont on
vient de voir l'énumération. Les bonnes proportions dans la force
sonore des diverses parties d'un orchestre sont indispensables pour
produire des effets satisfaisants d'exécution.
Il y a trop souvent deux directions imprimées
à l'exécution, lorsque des masses vocales sont réunies à
l'orchestre, principalement au théâtre. Rien de plus difficile et
de plus rare que l'unité de sentiment entre les chanteurs et les
symphonistes, particulièrement en France, où tout ce qui n'est pas
air ou duo est considéré par les acteurs comme des accessoires de
peu d'importance. La conscience d'un chef d'orchestre, son amour pour
l'art et son habileté, viennent échouer contre ce préjugé des
acteurs. En vain cherche-t-il à communiquer le sentiment dont il est
animé aux musiciens qu'il dirige ; en vain veut-il obtenir des
nuances de piano, de forte, de crescendo, de
diminuendo ; les distractions des chanteurs, leur froideur,
leur insouciance, résistent à ses efforts, font d'abord disparate
avec ce qui se passe dans l'orchestre., et finissent par y faire
pénétrer le désordre et le laisser-aller.
Cependant, quels résultats peut-on espérer
quand tous ceux qui concourent à l'exécution d'un morceau ne sont
pas animés du même esprit ? L'indifférence, l'attention ou
l'enthousiasme des exécutants rendent le public indifférent, ou
attentif, ou enthousiaste ; car il y a une action réciproque de
l'auditoire sur les artistes, et de ceux-ci sur l'auditoire, qui fait
le charme ou le supplice des uns et des autres. Que de fois il est
arrivé qu'un virtuose ayant, par un accent heureux et inattendu,
arraché tout à coup à ses auditeurs un cri d'admiration, s'est
senti lui-même comme transporté dans une sphère nouvelle par
l'effet qu'il venait de produire, et a découvert en lui des
ressources qu'il n'y soupçonnait pas auparavant ! C'est dans ces
sortes d'occasions que la musique est un art divin auquel nous devons
les plus vives jouissances ; mais hors de cela ce n'est rien. Que
dis-je ? elle devient un tourment. Quand la musique n'émeut pas,
elle est insupportable, et l'on est tenté de lui dire comme
Fontenelle à la sonate : Que me veux-tu ? O vous qui désirez
obtenir des succès, vous qu'une louable ambition porte à vouloir
sortir de la foule, ayez vous-mêmes la conviction de ce que vous
faites si vous voulez convaincre les autres ; soyez ému si vous
voulez émouvoir, et croyez qu'on n'a jamais excité dans autrui des
impressions qu'on ne ressentait pas !
Un chanteur peut obtenir des applaudissements dans un air, une
cavatine, une romance, par le seul fait de son habileté dans le
mécanisme du chant ou par la beauté de sa voix ; mais dans les
morceaux d'ensemble il faut autre chose. Chacun y perdant le droit de
fixer l'attention sur lui-même exclusivement, concourt à
transporter cette attention sur la musique, qui devient l'objet
principal ; les individus s'effacent pour ne laisser apercevoir que
le tout ; l'ensemble gagne ce que chacun perd en particulier. Les
qualités premières d'un morceau d'ensemble sont une justesse
absolue et l'unité de mesure. Ce que j’appelle la mesure n'est
pas ce qu'on appelle ordinairement de ce nom, c'est-à-dire un
à-peu-près où l'on se contente, pourvu qu'on arrive ensemble au
temps frappé ; mais un sentiment parfait du temps et du rythme, qui
se fait remarquer jusque dans les moindres divisions et dans les
durées les plus fugitives, sans que cette exactitude nuise à la
chaleur ou à l'abandon. Quant à la justesse, on la régularise dans
l'orchestre en s'accordant avec soin ; mais, dans l'ensemble des
voix, elle peut être compromise à chaque instant, presque à chaque
note. Aussi rien n'est-il plus rare que d'entendre exécuter un
morceau d'ensemble qui ne laisse rien à désirer sous ce rapport.
Plus le nombre des voix est considérable, plus le défaut de
justesse est à craindre ; dans les chœurs il est presque permanent,
surtout au théâtre.
Il y a cependant quelques exceptions d'après
lesquelles on peut juger de l'effet que ceux-ci produiraient s'ils
étaient toujours bien exécutés. On peut citer comme exemples les
chœurs de Moïse aux premières représentations, ceux de la
Muette de Portici, de Guillaume Tell, et quelques uns de
ceux qu'on chante.au Théâtre-Italien. A l'Opéra-Comique, on ne
trouve ni soin, ni justesse, ni ensemble parmi les choristes. Dans
l'Institution royale de Musique religieuse dirigée par M. Choron, on
entendait des chœurs qui approchaient quelquefois, de la perfection.
Les proportions qu'il faut donner aux voix dans les chœurs ont
été l'objet des recherches de plusieurs maîtres de chapelle. On
conçoit qu'elles peuvent varier à l'infini comme les masses. Je
suppose, pour prendre un terme moyen à peu près semblable à celui
de nos théâtres, qu'il soit question d'un chœur de soixante voix.
Dans l'ancien système on l'aurait divisé comme il suit:
- Vingt-quatre dessus ou soprani ;
- dix hautes-contres ;
- douze ténors ;
- quatorze basses.
Mais la rareté des voix de hautecontre, qui ne sont qu'un cas
particulier du ténor, a produit depuis vingt ou vingt-cinq ans des
changements remarquables dans la disposition des chœurs. Au lieu de
hautes-contres on a des seconds dessus, autrement dits mezzo
soprano ou contralto. Rossini et tous ses imitateurs ont
divisé la partie de ténor en deux, en sorte que tous les chœurs
sont maintenant écrits à cinq parties ; il en est résulté qu'il a
fallu augmenter le nombre des ténors, parce qu'ils auraient été
trop faibles dans l'ancienne proportion, étant divisés en deux
parties distinctes. Le contraire a eu lieu pour les dessus ; car
l'obligation de former une partie de contralto sans augmenter
le nombre des voix pour se conformer au budget des théâtres, a fait
diminuer le nombre des dessus, et l'on a établi la proportion
suivante :
- Seize dessus ou soprani ;
- douze contralti ;
- dix premiers ténors ;
- dix seconds ténors ;
- douze basses.
On conçoit que tout cela n'est pas invariable, car la qualité
des voix a beaucoup d'influence sur les proportions. Il se peut que
les dessus ou les ténors soient trop brillants pour les contralti,
ou que les basses étouffent les sons des ténors. En général ce
sont ceux-ci qui sont les plus faibles.
Tel chanteur, dont la voix est faiblement
timbrée, peut racheter ce désavantage dans un air ou dans un duo
par la bonté de sa méthode et de son goût ; mais, dans un morceau
d'ensemble, rien ne peut tenir lieu de voix sonores. Avec des voix
faibles il n'y a point d'effet à espérer.
A l'Opéra-Comique, par
exemple, Ponchard et madame Rigaut étaient des chanteurs excellents
dont le goût, la méthode et la brillante vocalisation se faisaient
remarquer dans les airs, les romances, les cavatines et les duos ;
mais leurs voix manquaient de mordant et de force dans les morceaux
d'ensemble. Ces sortes de morceaux sont toujours ceux qui produisent
le plus d'effet au Théâtre Italien ou à l'Opéra ; mais sur la
plupart des autres théâtres lyriques en France, ils sont la partie
la plus faible de l'exécution.
Malgré les progrès que la musique a faits
parmi nous depuis quelques années, le public conserve toujours
quelque chose de son penchant pour la chanson ; car les Français
sont naturellement plus chansonniers que musiciens. Les rondes, les
romances, les couplets sont ce qu'on applaudit le plus dans les
opéras-comiques ; ce goût est à la fois la cause et l'effet du mal
qui vient d'être signalé. Avec cette habitude de petites
proportions, on ne songe point à ce qu'il y a d'élevé dans les
arts ; le mesquin d'une composition entretient le laisser-aller d'une
exécution mesquine, et celle-ci s'oppose à l'émancipation de
l'intelligence musicale du public. N'en doutons pas, c'est là le mal
radical de l'opéra-comique français. Il ne prendra le rang qu'il
doit tenir dans l'art musical que lorsqu'une réforme complète de
son système, qui est encore jusqu'à un certain point celui de la
comédie à ariettes, sera faite, et lorsque à un air bien
chanté succédera un quintetto ou un sestetto tels que ceux qui
produisent tant d'effet dans le Barbier de Séville, la
Cenerentola ou la Gazza Ladra, et que nos acteurs auront
appris à les chanter avec l'ensemble, la verve et le soin des
Italiens. Une semblable réforme s'est opérée à l'Opéra ; on peut
juger par le bien qui en est résulté de ce qui arriverait à
l'Opéra-Comique.
Il y a d'excellents orchestres en France ; il
pourrait y en avoir davantage avec les éléments qu'on possède.
Dans la symphonie, les musiciens français n'ont point de rivaux,
surtout pour la verve et la vigueur. Cette verve les entraîne
seulement quelquefois à donner trop de rapidité aux mouvements
vifs, ce qui nuit à la perfection des détails ; mais ils rachètent
ce défaut, facile à corriger, par tant de qualités, qu'ils n'en
ont pas moins de droits à occuper la première place parmi les
symphonistes de l'Europe, lorsqu'ils sont bien dirigés.
On sait
quelle réputation s'était faite l'orchestre composé des élèves
du Conservatoire dans les exercices de cet établissement ; la
supériorité de cet orchestre sur tous les autres est encore devenue
plus incontestable dans les nouveaux concerts de l'école actuelle.
Cette supériorité est due principalement au rare talent de M.
Habeneck. L'orchestre du Conservatoire de Bruxelles, placé sous la
direction de l'auteur de cet ouvrage, est aujourd'hui l'un des
meilleurs de l'Europe, tant pour l'exécution des symphonies que pour
l'accompagnement.
Sous le rapport de l'accompagnement du chant, on faisait autrefois
à l'orchestre du Conservatoire de Paris, et en général à tous
ceux de la France, le reproche de jouer trop fort et de négliger les
nuances: ce reproche a cessé d'être mérité. Il y a même depuis
quelques années une délicatesse remarquable dans la manière
d'accompagner des orchestres de l'Opéra-Comique et du Conservatoire
de musique. Celui du Théâtre-Italien a perdu, il est vrai, quelque
chose de sa légèreté et de son ensemble ; mais cela tient à des
circonstances particulières qui peuvent disparaître d'un instant à
l'autre, et qu'il est inutile d'examiner d'ici, parce qu'elles n'ont
point de rapport avec l'état actuel de l'art.
Tout en accordant aux orchestres qui viennent
d'être cités de justes éloges sur l'effet général de leur
exécution, on ne peut dissimuler qu'il est une foule de nuances
qu'ils négligent, et qui pourraient ajouter beaucoup à l'effet des
morceaux.
Par exemple, les piano et les forte ne sont que bien rarement le maximum de ce que devraient être ces nuances ; les uns ne sont pas assez doux, les autres pas assez forts. Lorsque le passage de l'un à l'autre de ces effets n'est pas rempli par un crescendo, il faudrait que leur succession fût beaucoup plus tranchée qu'elle ne l'est ordinairement, ce qui ne peut avoir lieu qu'en portant à l'excès le caractère de chacun d'eux. Le crescendo et le decrescendo sont encore des nuances qui laissent souvent beaucoup à désirer, parce qu'elles ne s'exécutent pas d'une manière assez graduée. Souvent on hâte trop le renflement du son, et la fin de l'effet se trouve affaiblie et manquée ; d'autres fois ce renflement se fait trop attendre, en sorte qu'on n'obtient qu'un demi-crescendo, dont l'effet est vague et peu satisfaisant ; enfin il arrive que le crescendo se fait inégalement et sans ensemble. Tous ces défauts se font aussi remarquer dans le decrescendo. Un bon chef peut les éviter ; son geste, son regard, sont des indications sûres pour les musiciens ; tout dépend du plus ou moins de sensibilité de ses organes, de son intelligence et de son savoir.
Par exemple, les piano et les forte ne sont que bien rarement le maximum de ce que devraient être ces nuances ; les uns ne sont pas assez doux, les autres pas assez forts. Lorsque le passage de l'un à l'autre de ces effets n'est pas rempli par un crescendo, il faudrait que leur succession fût beaucoup plus tranchée qu'elle ne l'est ordinairement, ce qui ne peut avoir lieu qu'en portant à l'excès le caractère de chacun d'eux. Le crescendo et le decrescendo sont encore des nuances qui laissent souvent beaucoup à désirer, parce qu'elles ne s'exécutent pas d'une manière assez graduée. Souvent on hâte trop le renflement du son, et la fin de l'effet se trouve affaiblie et manquée ; d'autres fois ce renflement se fait trop attendre, en sorte qu'on n'obtient qu'un demi-crescendo, dont l'effet est vague et peu satisfaisant ; enfin il arrive que le crescendo se fait inégalement et sans ensemble. Tous ces défauts se font aussi remarquer dans le decrescendo. Un bon chef peut les éviter ; son geste, son regard, sont des indications sûres pour les musiciens ; tout dépend du plus ou moins de sensibilité de ses organes, de son intelligence et de son savoir.
Une certaine nonchalance naturelle fait que les exécutants
donnent généralement peu d'attention à la valeur réelle des notes
; rarement on rend cette valeur comme elle est écrite. Par exemple,
dans les mouvements un peu vifs, une noire suivie d'un soupir
s'exécute comme une blanche par un grand nombre de musiciens ; et
cependant la différence est très notable pour l'effet, bien qu'elle
soit indifférente pour la mesure. Ces sortes de fautes se
multiplient à l'infini, et l'on en tient peu de compte ; néanmoins
elles nuisent beaucoup à la netteté des perceptions du public. Pour
sentir la nécessité de s'en abstenir, les exécutants devraient se
souvenir qu'ils sont appelés à rendre les intentions des auteurs
sans aucune modification : l'exactitude est non seulement un devoir,
elle est aussi un moyen fort commode de contribuer, chacun en ce qui
le concerne, à une exécution parfaite.
Les belles traditions de l'école française de violon ont donné
naissance à un genre de beauté d'exécution qui était autrefois
inconnu : je veux parler de la régularité des mouvements d'archet
qu'on remarque maintenant parmi tous ceux qui jouent la même partie
; régularité qui est telle que, sur vingt violonistes qui jouent le
même passage, il n'y
a pas la plus légère différence dans le temps où l'archet est
tiré et poussé. Si l'on examine attentivement tous ces violonistes,
on verra tous les archets suivre un mouvement uniforme, comme si le
tiré et le poussé étaient indiqués par des chiffres. Le public ne
remarque pas ces choses et ne doit pas les voir ; mais il en éprouve
le résultat à son insu ; car il y a un accent différent de
l'archet près de la hausse ou près de la pointe. Ce qui détermine
le choix du poussé ou du tiré est d'abord un instinct irréfléchi
; mais l'observation régularise ensuite ce qu'elle a reconnu bon et
avantageux.
Il y a dans toutes ces remarques bien des faits minutieux ; mais
c'est de l'attention plus ou moins scrupuleuse qu'on leur accorde que
dépend souvent le succès d'un morceau ou même d'un opéra. Le
musicien qui aime son art ne le néglige pas, parce qu'il y trouve du
charme. Tel est le secret d'une bonne exécution: aimer la musique
qu'on joue ou chante, s'y complaire, s'en occuper à l'exclusion de
tout autre objet et y intéresser sa conscience, voilà ce que fait
l'artiste qui a le sentiment de sa vocation. On dit que cette
conscience n'accompagne pas toujours le talent ; je crois cependant
qu'elle en est le signe. On contracte l'habitude d'une attention
scrupuleuse comme celle du laisser-aller ; tout dépend des
circonstances où l'on se trouve et de la place qu'on occupe. Tel
musicien qui n'est qu'un croque-note en province devient un homme
habile à Paris, par cela seul qu'on exige davantage de lui. Ce qui a
lieu pour les individus arrive aussi dans des réunions nombreuses.
Un orchestre est excellent ; confiez-le à un chef inhabile, en peu
de temps il deviendra l'un des plus mauvais qu'on puisse entendre. On
a plus d'un exemple de semblables métamorphoses.
Une dernière observation sur ce qui concerne l'exécution. Il est
rare qu'un auteur soit satisfait de la manière dont on rend son
ouvrage ; presque jamais ses intentions ne sont complétement senties
; il en résulte qu'on entend rarement la musique dans toute sa
puissance. Quand un compositeur dit qu'il est satisfait, ce n'est que
relativement et dans la persuasion qu'il ne pourrait obtenir
davantage. Il y a cependant des moments d'inspiration où les
exécutants vont au-delà de la pensée du compositeur ; alors la
musique atteint le plus haut degré de sa puissance ; mais de telles
circonstances sont bien rares.
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