Ch. 19 - Du chant et des chanteurs.
Chapitre XIX
Du chant et des chanteurs.
Du chant et des chanteurs.
Les textes que nous présentons ici sont issus de la troisième édition du livre de F.J.Fétis:
La Musique mise à la portée de tout le monde,
La Musique mise à la portée de tout le monde,
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Lorsqu'un chanteur, doué d'une belle voix,
d'intelligence, de sentiment, et qui a consacré plusieurs années à
développer par l'étude les qualités dont la nature l'a pourvu,
lors, dis-je, que ce chanteur vient essayer pour la première fois en
public l'effet des avantages qui semblent devoir assurer son succès,
et qu'il voit tout à coup ses espérances déçues, il accuse ce
même public d'injustice, et celui-ci traite le chanteur d'ignorant
et de cuistre.
En pareil cas tout le monde a tort; car, d'une part,
celui qui ne connaît ses moyens que par l'effet qu'ils ont produit
dans une école est hors d'état d'en régler l'usage devant une
grande assemblée et dans un vaste local; et, d'un autre côté, le
public se presse trop de juger sur ses premières impressions,
n'ayant ni assez d'expérience ni assez de savoir pour discerner le
bien qui se trouve mêlé au mal, ou pour tenir compte des
circonstances qui peuvent s'opposer à l'effet des talents du
chanteur. Que de fois le public a lui-même réformé ses jugements,
faute de les avoir portés d'abord avec connaissance de cause ! Tant
de choses sont à examiner dans l'art du chant, qu'à moins d'en
avoir fait une étude particulière, ou d'avoir appris par la
réflexion et l'expérience en quoi cet art consiste, il est bien
difficile de ne pas se tromper à la première audition d'un
chanteur, soit en bien, soit en mal.
Pour chanter, il ne suffit pas de
posséder une belle voix, quoique ce don de la nature soit un
avantage précieux que toute l'habileté possible ne peut jamais
remplacer. Mais celui qui possède l'art de poser sa voix avec
aplomb, et d'en ménager les ressources, tire quelquefois meilleur
parti d'une voix médiocre qu'un chanteur ignorant ne peut faire d'un
bel organe.
Poser la voix, c'est coordonner
aussi parfaitement que cela est possible les mouvements de la
respiration avec l'émission du son, et développer la puissance de
ce son autant que le comportent le timbre de l'organe et la
conformation de la poitrine, sans arriver jusqu'à l'effort qui fait
dégénérer le son en cri.
Lorsqu'il existait en Italie de bonnes écoles de chant, la mise de voix, comme disaient les chanteurs de ce temps, était une étude de plusieurs années; car on ne croyait point alors comme aujourd'hui que le talent s'improvise. On peut juger du soin que les maîtres et les élèves mettaient à cette étude par l'anecdote suivante.
Lorsqu'il existait en Italie de bonnes écoles de chant, la mise de voix, comme disaient les chanteurs de ce temps, était une étude de plusieurs années; car on ne croyait point alors comme aujourd'hui que le talent s'improvise. On peut juger du soin que les maîtres et les élèves mettaient à cette étude par l'anecdote suivante.
Porpora, l'un des plus illustres maîtres de l'Italie,
prend en amitié un jeune castrato son élève. Il lui demande
s'il se sent le courage de suivre constamment la route qu'il va lui
tracer, quelque ennuyeuse qu'elle puisse lui paraître. Sur sa
réponse affirmative, il note sur une page de papier réglé les
gammes diatoniques et chromatiques, ascendantes et descendantes, les
sauts de tierce, de quarte, de quinte, etc., pour apprendre à
franchir les intervalles et à porter le son; des trilles, des
groupes, des appogiatures et des traits de vocalisation
de différentes espèces.
Cette feuille occupe seule pendant
un an le maître et l'écolier; l'année suivante y est encore
consacrée; à la troisième, on ne parle pas de la changer ; l'élève
commence à murmurer; mais le maître lui rappelle sa promesse. La
quatrième année s'écoule, la cinquième la suit, et toujours
l'éternelle feuille. A la sixième on ne la quitte point encore,
mais on y joint des leçons d'articulation, de prononciation et enfin
de déclamation; à la fin de cette année, l'élève, qui ne croyait
encore en être qu'aux éléments, fut bien surpris quand le maître
lui dit : « Va, mon fils, tu n'as plus rien à apprendre; tu es le
premier chanteur de l'Italie et du monde. » Il disait vrai, car ce
chanteur était Caffarelli.
Ce n'est plus ainsi qu'on s'y prend maintenant. Un
élève qui se confie aux soins d'un maître, ne se rend auprès de
lui que pour apprendre tel air, tel duo; le crayon du maître trace
quelques traits, quelques ornements; le chanteur en herbe en attrape
ce qu'il peut, et bientôt il se compare aux premiers artistes. Aussi
n'avons-nous plus de Caffarellis. Il ne reste pas maintenant en
Europe une seule école où l'on emploie six ans à enseigner le
mécanisme du chant. Il est vrai que, pour y consacrer un temps si
considérable, il faut prendre les élèves dans une extrême
jeunesse, et que les chances désavantageuses de la mue peuvent
rendre inutile tout à coup le travail de plusieurs années.
Farinelli |
La voix
des castrats ne présentait point les mêmes inconvénients; elle
avait d'ailleurs l'avantage d'une mise de voix naturelle; aussi ces
êtres infortunés ont-ils été les chanteurs les plus parfaits
qu'il y ait eu, lorsque l'opération n'a point été suivie
d'accidents. Si c'est un triomphe pour la morale que l'humanité ne
soit plus soumise à ces honteuses mutilations, c'est une calamité
pour l'art que d'être privé de ces voix admirables.
On ne peut se
faire d'idée aujourd'hui de ce que furent des chanteurs tels que
Balthazar Ferri, Sénésino, Farinelli et plusieurs autres qui
brillaient dans la première moitié du XVIIIe siècle.
Crescentini, qui a terminé sa carrière de chanteur à la cour de
Napoléon, et qui est maintenant professeur de chant au collège
royal de Naples, est le dernier virtuose de cette belle école
italienne.
Après les voix de castrats, les voix de femmes sont celles qui
ont le moins à redouter la mue. Le seul effet qui résulte de
l'approche de la nubilité est un certain amaigrissement du timbre,
qui dure ordinairement deux ou trois ans, après quoi la voix reprend
son éclat et acquiert une qualité plus pure, plus onctueuse
qu'avant son altération. C'est depuis l'âge de dix-huit ans jusqu'à
trente que les femmes jouissent de toute la beauté de leur voix,
quand des études mal dirigées n'ont point détérioré les dons de
la nature.
On se rappelle ce qui a été dit concernant la voix de poitrine
et la voix mixte ou de tête des hommes; les femmes ne possèdent pas
la voix sur-laryngienne, ce qui fait qu'elles ne peuvent monter avec
autant de facilité que les ténors. Mais si cet avantage ne leur est
point dévolu, elles ont celui d'avoir plus d'égalité. Les voix de
femmes sont naturellement moins bien posées que celles des hommes.
On y remarque en général une sorte de petit sifflement sourd qui
précède le son et qui fait naître l'habitude de prendre le son un
peu en dessous pour le porter ensuite à son intonation réelle. Les
maîtres ne sont point assez attentifs à corriger ce défaut; dès
que l'habitude en a été contractée pendant un an ou deux, le mal
est sans remède. La rareté des voix de femmes très pures ajoute à
leur mérite. Madame Barilli
en était douée; madame Damorcau
possède le même avantage.
Le travail le plus utile de l'art du chant,
pour les femmes, consiste dans le développement de la respiration,
qui est chez elles plus courte que chez les hommes, ce qui est cause
qu'elles respirent souvent mal à propos, soit en altérant le sens
de la phrase musicale, soit même en nuisant à la prononciation.
Je me suis servi des termes porter le son, trilles, groupes,
appogiatures, fioritures, etc.; il est nécessaire que
j'explique leur signification.
- Si deux sons se succèdent en frappant sur chacun une articulation du gosier, sans aucune liaison entre eux, on nomme cet effet un détaché ou staccato.
- L'articulation de deux sons qui se font en unissant le premier au second par une liaison du gosier, se nomme port de voix.
- Porter le son, c'est unir un son à un autre par le mouvement du gosier.
- Le trille, qu'on appelle souvent improprement cadence, est le passage alternatif et rapide d'une note à la note voisine. C'est un des effets les plus difficiles de l'art du chant. Quelques chanteurs ont naturellement le trille dans la voix; d'autres ne l'acquièrent que par un travail long et pénible.
- Le groupe est une suite rapide de trois ou quatre sons qui sert de broderie aux notes que le chanteur croit être trop simples pour l'effet du chant. Le groupe est un ornement utile; mais certains chanteurs le prodiguent trop et finissent par lui donner un air commun.
- L'appogiature est une note de goût qui se joint quelquefois à une note écrite et qui prend la moitié de sa valeur. L'appogiature peut être prise en dessus ou en dessous de la note réelle; le goût et le discernement du chanteur doivent le guider dans le choix de cet ornement.
- Fioritures est un mot qui désigne en général toute, espèce d'ornement, et en particulier certains traits composés de gammes diatoniques ou chromatiques, de traits en tierces ascendantes ou descendantes, etc. Les fioritures sont indispensables dans le chant; mais il ne faut point en abuser. Le mérite de la plupart des chanteurs de l'école actuelle se borne presque au talent d'exécuter les fioritures avec rapidité. Autrefois le compositeur écrivait le chant simple et laissait à la sagacité des chanteurs le choix de ces fioritures, ce qui contribuait à la variété de la musique; car tous les exécutants n'étant point guidés de la même manière, ils choisissaient leurs traits selon l'inspiration du moment, et le même morceau s'offrait presque toujours sous un aspect différent. Lorsque les écoles de chant commencèrent à se détériorer, les chanteurs furent moins capables de choisir eux-mêmes les ornements convenables à chaque genre de morceau; la chose en vint au point que Rossini se crut obligé d'écrire presque toutes les fioritures dont il voulait embellir ses mélodies. Cette méthode eut d'abord un résultat assez avantageux, celui de dissimuler la faiblesse des chanteurs en leur faisant débiter une leçon toute faite ; mais, en définitive, elle eut l'inconvénient de rendre la musique monotone en la présentant toujours sous le même aspect, et de plus, elle habitua les chanteurs à ne plus se mettre en peine de chercher des formes nouvelles d'ornement, puisqu'ils en trouvaient de toutes faites à la hauteur de leurs moyens d'exécution. Cela acheva de ruiner l'école dont il ne reste plus de traces.
Le mécanisme du chant, même le plus parfait, est une partie
indispensable du mérite d'un bon chanteur; mais ce n'est pas tout.
La mise de voix la plus satisfaisante, la respiration la mieux
réglée, l'exécution la plus pure des ornements du chant, et, ce
qui est bien rare, l'intonation la plus parfaite, sont les moyens par
lesquels un grand chanteur exprime le sentiment dont il est animé,
mais ne sont que des moyens; celui qui se persuaderait que tout l'art
du chanteur y est renfermé pourrait quelquefois causer un plaisir
tranquille à son auditoire, mais ne lui ferait jamais éprouver de
vives émotions. Le grand chanteur est celui qui s'identifie au
personnage qu'il représente, à la situation où il se trouve, et
aux sentiments qui doivent l'agiter; qui s'abandonne à des
inspirations momentanées, comme a dû faire le compositeur en
écrivant la musique qu'il exécute, et qui ne néglige rien de ce
qui peut contribuer à l'effet, non d'un morceau isolé, mais d'un
rôle entier. La réunion de toutes ces qualités compose ce qu'on
nomme l'expression. Sans expression, il n'y a jamais eu de
grand chanteur, quelle que fût la perfection du mécanisme de son
chant; l'expression, quand elle était réelle, et non une espèce de
charge telle que la font quelques acteurs, a souvent fait pardonner
une exécution incorrecte.
Les chanteurs célèbres du XVIIIe
siècle ne furent pas moins renommés pour leur faculté d'exprimer
que pour la beauté de leur mécanisme. On en rapporte des choses qui
paraîtraient fabuleuses aujourd'hui.
On connaît l'histoire de
Farinelli, dont la voix et l'expression touchantes guérirent le roi
d'Espagne, Philippe V, d'un accès de mélancolie noire qui faisait
craindre pour sa raison. Raaff, sauvant la vie de la princesse
Belmonte, mise en danger par les suites d'un chagrin violent,
en lui faisant répandre un torrent de larmes, atteste encore quelle
était la puissance d'expression de ces chanteurs prodigieux.
Sénésino, chanteur d'un mérite extraordinaire, oubliant son rôle
pour embrasser Farinelli, qui venait de chanter un air avec une
perfection miraculeuse; la Gabrielli, touchée jusqu'à laisser
paraître l'émotion la plus vive, après avoir entendu Marchési
chanter un cantabile, et Crescentini faisant verser des larmes
à Napoléon et à toute sa cour dans Romeo et Juliette, sont
encore des preuves de la puissance d'expression que possédaient ces
dieux du chant. Quelques moments où madame Malibran savait éviter
l'exagération, pour rester dans l'expression vraie, et dans
lesquelles son exécution était irréprochable, ont pu donner l'idée
de ce genre de mérite; mais si j'en juge par Crescentini, que j'ai
entendu, les chanteurs dont je viens de parler soutenaient, pendant
toute la durée d'un rôle, la perfection que madame Malibran ne nous
a fait entendre qu'à de certains intervalles.
Les chanteurs français n'ont jamais eu la
réunion de qualités qu'on a admirées dans les Italiens ;
un seul,
doué d'une chaleur, d'une verve entraînante et d'un goût délicat,
en a beaucoup approché sous de certains rapports, et a possédé des
qualités particulières qui, dans un autre genre, en ont fait un des
chanteurs les plus, étonnants qui aient existé. Ce chanteur était
Garat. Jamais on ne fut organisé plus heureusement, et jamais on ne
conçut l'art du chant d'une manière plus large. La pensée de Garat
était toujours ardente ; mais il savait toujours la régler par
l'art et par la raison. Un air, un duo, ne consistait pas, selon ce
grand chanteur, dans une suite de phrases bien exécutées et même
bien senties; il lui fallait un plan, une gradation, qui n'amenât
les grands effets que lorsqu'il en était temps, et lorsque la
passion était arrivée à son entier développement. Rarement on
saisissait sa pensée lorsque, discutant sur son art, il parlait du
plan d'un morceau de chant ; les musiciens même se persuadaient
qu'il y avait de l'exagération dans ses idées à cet égard; mais
lorsqu'il joignait l'exemple au précepte, et que, voulant démontrer
sa théorie, il chantait un air avec les différentes inflexions
qu'on pouvait lui donner, on comprenait tout ce qu'il avait fallu de
réflexions et d'études pour arriver à cette perfection dans un art
qui ne semble destiné, au premier aperçu, qu'à procurer des
jouissances à l'oreille.
Une des qualités les plus précieuses de Garat était la beauté
de sa prononciation ; ce n'était pas seulement une netteté parfaite
d'articulation, sorte de mérite fort rare, c'était en lui un moyen
puissant d'expression. Il est juste de reconnaître que cette qualité
appartient plus à l'école du chant français qu'à toute autre, et
que Gluck y avait trouvé le principe du genre qu'il adopta pour
notre opéra. Il y a, dans la prononciation de la langue française,
quelque chose d'énergique qui n'est peut-être pas favorable à
l'émission douce et gracieuse de la voix, mais qui est très propre
à l'expression dramatique. Malheureusement quelques acteurs de
l'Opéra, tels que Lainé et Adrien, ont abusé de ce caractère
particulier de la langue française, et ont fait dégénérer en
charge cette expression dramatique. Dans leur manière de scander la
parole, la voix ne sortait que par éclats et avec effort, en sorte
que les sons ne se produisaient plus que sous l'aspect de cris
souvent fort désagréables. Aucune apparence de mise de voix ni de
vocalisation, aucune trace de ce qu'on nommait en Italie l'art du
chant, ne se faisaient apercevoir dans la manière qui s'était
établie à l'Opéra. C'était, si l'on veut, de la déclamation
notée; mais ceux qui bornaient leur art à cette déclamation ne
pouvaient passer pour chanteurs. Garat seul sut prononcer d'une
manière dramatique sans s'éloigner des belles traditions de l'école
véritable du chant, et sut donner à son chant une grande expression
sans négliger toutes les ressources de la vocalisation.
Les conditions du chant français diffèrent à
certains égards de celles du chant italien. Une voix pure et sonore,
une prononciation nette et régulière et de l'expression dramatique,
voilà tout ce qu'on a demandé pendant longtemps aux chanteurs
français. Un préjugé peu raisonnable avait fait considérer les
traits et les ornements comme peu convenables à notre langue ;
insensiblement l'Opéra-Comique s'est affranchi des obstacles qu'on
lui opposait sous ce rapport ; mais l'Opéra avait toujours résisté
; enfin il a cédé à l'empire de la mode et ses progrès ont été
rapides en ce genre. On doit l'en féliciter, puisque le moment était
venu où la déclamation lyrique n'intéressait plus les spectateurs,
dont le goût avait pris une autre direction depuis qu'ils s'étaient
accoutumés à la musique italienne.
Cependant il faut se garder de tomber d'un excès dans un autre ;
il est bon de conserver à la musique d'un pays sa physionomie
particulière ; une imitation servile n'est jamais une conquête.
L'usage raisonnable des ornements du chant dans le style français
est nécessaire ; l'excès serait nuisible. Il y a dans nos habitudes
théâtrales un penchant à la raison qui exclut ces morceaux de
placage qui n'ont d'autre but que de faire admirer le flexibilité
d'un gosier. Admettons les traits et toute espèce d'ornements, mais
ne bannissons pas nos formes dramatiques auxquelles il ne manquait
que des chants plus faciles et plus élégants. Ne perdons pas
surtout la tradition de ce beau récitatif à la manière de Gluck,
dont les compositeurs italiens reconnaissent aujourd'hui si bien le
mérite, qu'ils cherchent à s'en approcher autant qu'ils peuvent.
Il est un point sur lequel l'autorité qui a
régi jusqu'ici les arts en France n'a point encore porté un coup
d'œil assez attentif ; c'est la préparation et la conservation des
chanteurs. Ce que je nomme la préparation des chanteurs consiste
dans le choix des sujets et dans leur éducation hygiénique. Si les
sujets qu'on choisit pour en faire des chanteurs sa présentaient
avec des voix toutes faites, à l'abri des révolutions physiques qui
modifient les individus dans la jeunesse, rien ne serait plus facile
que de faire ce choix. Mais il n'en est point ainsi ; sur cent
individus qui ont une jolie voix dans leur enfance, quatre-vingt-dix
la perdent dans la mue, ou ne la retrouvent que médiocre quand elle
a changé de timbre; et sur les dix qui ont été plus favorisés par
le sort, on n'est pas toujours certain d'en rencontrer un qui
réunisse à la beauté de son organe un sentiment assez vif, assez
profond pour qu'il devienne ce qu'on appelle à juste titre un
chanteur. Ce sentiment se manifeste dans l'enfance de manière à
être facilement aperçu par un maître pourvu des qualités
nécessaires à l'exercice de son art; deux sons suffisent pour le
faire reconnaître. Mais celui chez lequel on le découvre sera-t-il
un de ceux qui conserveront leur voix ? Voilà ce que nul signe
extérieur ne fait apercevoir. C'est cette incertitude qui a été
l'origine de la castration des individus du sexe masculin.
Rebuté par une multitude d'essais infructueux faits sur des
enfants de ce sexe, on a pris le parti de ne plus admettre dans les
écoles publiques de chant que des adultes, avec lesquels on n'a
point les mêmes risques à courir. Mais ici une nouvelle difficulté
se présente, difficulté plus grande parce qu'elle est sans remède
et presque sans exception ; c'est que les individus qui arrivent à
l'âge de puberté sans avoir posé les bases de leur éducation
musicale par de longues études ne parviennent presque jamais à
devenir musiciens, soit sous le rapport de la lecture de la musique à
première vue, soit sous celui du sentiment de la mesure. Quelle que
soit la beauté de la voix, sa flexibilité, son timbre, et même
quel que soit le sentiment de justesse d'intonation et d'expression
dont un chanteur commencé dans l'adolescence soit pourvu, il ne sera
jamais qu'un artiste incomplet, dont l'exécution n'offrira point de
sécurité, parce qu'il ne sera guidé que par une sorte d'instinct
qui peut être souvent en défaut.
Placé entre deux écueils également
redoutables, il est nécessaire que le gouvernement, qui fait les
frais de l'éducation musicale des chanteurs, ne néglige aucune
chance de succès et qu'il coure beaucoup de risques en pure perte
pour trouver quelques résultats heureux. Mais il ne faut pas qu'il
s'en remette au hasard pour se procurer les sujets sur lesquels on
doit faire les essais, car il pourrait être longtemps déçu dans
ses espérances. Voici comment il faudrait qu'il s'y prît.
L'expérience a démontré que les voix sont, en général,
distribuées en France par cantons, comme les vignobles. La Picardie
fournit des basses plus belles et en plus grande quantité qu'aucune
autre province ; presque toutes les belles basses qui ont brillé à
l'Opéra et dans les autres établissements musicaux étaient
picardes. Les ténors, et particulièrement ceux qu'on nomme
hautes-contre, se rencontrent en plus grand nombre dans le
Languedoc, et surtout à Toulouse et dans ses environs, qu'en aucun
autre lieu de la France. Les voix de cette espèce y sont d'une
beauté singulière, et les chances de conservation après la mue y
sont beaucoup plus favorables qu'ailleurs. Enfin, dans la Bourgogne
et la Franche-Comté, les voix de femmes ont plus d'étendue et un
timbre plus pur que dans toutes les autres provinces. Sans chercher à
expliquer cette singularité, il suffit de la constater pour se
convaincre de la nécessité d'aller chercher, dans les diverses
parties de la France qui viennent d'être indiquées, les enfants
qu'on destine à la profession de chanteur, et de confier la
recherche de ces sujets aux soins d'un homme éclairé qui comprenne
bien l'importance de sa mission. Nul doute qu'au moyen de semblables
précautions, on n'obtînt, au bout de sept ou huit ans, un certain
nombre de bons chanteurs dont le besoin se fait sentir davantage
chaque jour.
Pour parer à ce besoin de chanteurs, on
s'empresse ordinairement de produire sur la scène des élèves dont
l'éducation musicale est à peine ébauchée ; cette funeste méthode
se pratique, non seulement en France, mais en Italie; et tel chanteur
reste dans la médiocrité toute sa vie, faute d'avoir employé deux
ou trois années à perfectionner ses études. Ainsi l'on dissipe
infructueusement ce qui aurait pu fournir des ressources durables.
C'est à mettre un terme à ce mal déplorable que les gouvernements
qui se font les protecteurs des arts devraient s'appliquer; en un
mot, il ne suffit pas de préparer des chanteurs, il faut les
conserver, ce qui exige des soins de plus d'une espèce. Autrefois la
méthode suivie par Lainé, Adrien et tous ces maîtres qu'on
appelait professeurs de déclamation lyrique, avait pour effet
inévitable de détruire les voix dans leur principe, par l'ignorance
où l'on était de ce qui concerne la mise de voix, la
vocalisation, et plus encore par l'exagération de force qu'on
exigeait d'élèves dont la constitution physique était à peine
formée. L'émission du son ne se faisant jamais d'une manière
naturelle, et la force des poumons étant mise sans cesse en jeu, les
voix les plus robustes ne pouvaient résister à la fatigue d'un
travail pour lequel les forces herculéennes d'Adrien avaient été
insuffisantes : aussi a-t-on vu pendant plusieurs années que des
voix franches et bien timbrées, qu'on n'était parvenu à se
procurer qu'avec beaucoup de peine, expiraient avant d'avoir pu
sortir de l'École royale de musique. Ce mal a disparu à l'époque
du règne de Rossini à l'Opéra, mais il est revenu plus funeste que
jamais avec le système de musique et de chant mis en vogue depuis
environ quinze ans (1835 à 1847).
Les soins qu'exige la conservation de la voix doivent commencer du
moment de sa première émission; or il est à remarquer qu'en dehors
de l'art du chant il y a une partie préliminaire de la musique qu'on
nomme la solmisation, laquelle est destinée à former
d'habiles lecteurs, par l'exécution de certains exercices gradués,
sur toutes les difficultés de la mesure et de l'intonation. L'étude
de ces exercices se fait ordinairement dans l'enfance, sous la
direction de maîtres qui, pour la plupart, sont étrangers à l'art
du chant. Aucun soin n'est apporté, soit dans la rédaction, soit
dans le choix de ces exercices, sous le rapport de l'étendue des
voix; en sorte qu'il arrive presque toujours qu'on fait chanter les
enfants hors des limites que la nature leur a assignées : les
efforts qu'ils sont obligés de faire pour atteindre aux intonations
aiguës qu'on leur fait chanter ont bientôt détruit le principe de
la voix et forcé les ligaments du gosier. Quand ce mal est fait, il
n'y a plus de remède, et tout l'art du monde ne peut rendre à ces
enfants le velouté de la voix, car ils l'ont perdu pour toujours.
Ajoutez à cela que les précautions nécessaires pour apprendre dès
l'origine à poser le son avec la respiration, à ne pas respirer
trop souvent, et à ne pas fatiguer la poitrine par une tenue trop
prolongée de l'haleine, tout cela, dis-je, est complétement ignoré
de la plupart des maîtres de solfège. Après deux ou trois années
d'exercice, ils arrivent à former de bons lecteurs de musique ; mais
ils ont détruit ou altéré la voix de leurs élèves, et c'est en
cet état qu'ils les livrent aux soins des professeurs de chant, dont
l'art ne peut rendre à ces pauvres jeunes gens ce qu'ils ont perdu
sans retour.
Ce qu'il faudrait faire pour mettre un terme
au mal que je viens de signaler, le voici : la lecture de la musique
est indépendante de l'art du chant; il est donc inutile de réunir
dans l'étude deux choses qui se séparent naturellement. Les leçons
du professeur de solfège se bornant à faire lire la musique en
nommant seulement les notes au lieu de les chanter, et à diviser
avec exactitude tous les temps de la mesure et toutes les
combinaisons des notes, atteindraient sûrement le but qu'on se
propose dans cette étude préliminaire. A l'égard de l'intonation,
à laquelle il faut accoutumer l'oreille, ce serait l'affaire du
professeur de chant, qui y disposerait ses élèves avec les
précautions convenables. Dès le premier moment qu'un enfant
essaierait d'émettre des sons avec la voix, il serait prémuni
contre les écarts d'une méthode vicieuse, et tout concourrait à
tirer le meilleur parti possible des dispositions primitives de
l'organe.
Qu'on ne croie point, au reste, qu'il s'agit ici d'une théorie
nouvelle de la division des études musicales; car c'est ainsi que
ces études se faisaient en Italie, quand l'art du chant y était
cultivé avec succès. L'expérience, autant que la raison, démontre
la nécessité d'adopter cette méthode. L'intérêt seul des maîtres
de solfège pourrait en souffrir, car ils aiment assez qu'on les
prenne pour des maîtres de chant. Je ne doute point que le temps
n'amène cette amélioration importante dans les études musicales,
qui ont fait de fort grands progrès en France depuis plusieurs
années.
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