Ch. 12 - De l'harmonie.
Chapitre XII
De l'harmonie.
De l'harmonie.
Les textes que nous présentons ici sont issus de la troisième édition du livre de F.J.Fétis:
La Musique mise à la portée de tout le monde,
La Musique mise à la portée de tout le monde,
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Plusieurs sons qui se font entendre simultanément, et dont la réunion flatte plus ou moins agréablement l'oreille, prennent le nom collectif d'accords. Le système général des accords et les lois de leur succession appartiennent à une branche de l'art musical qu'on désigne par le nom d'harmonie.
Harmonie est un mot générique quand il signifie la science des accords. Mais on dit aussi l'harmonie d'un accord pour indiquer l'effet qu'il produit sur l'oreille : autre exemple de la pauvreté de la langue.
Par suite de l'éducation des peuples modernes et civilisés, on se persuade que le sentiment de l'harmonie est si naturel à l'homme, qu'il a dû le posséder de tout temps. C'est une erreur, car il y a beaucoup d'apparence que les peuples de l'antiquité n'en ont point eu d'idée ; les Orientaux, même de nos jours, n'y sont pas plus initiés : l'effet de notre musique en accords les importune. La question de la connaissance que les Grecs ou les Romains ont pu avoir de l'harmonie a été vivement controversée, mais inutilement, personne ne pouvant alléguer de preuves en faveur de son opinion à cet égard (1). L'équivalent du mot harmonie ne se trouve pas employé une seule fois dans les traités de musique grecs ou latins qui sont parvenus jusqu'à nous (2) ; le chant d'une ode de Pindare, celui d'un hymne à Némésis et quelques autres fragments, sont tout ce qui s'est conservé de l'ancienne musique grecque, et l'on n'y trouve aucunes traces d'accords; enfin la forme des lyres et des cithares, le petit nombre de leurs cordes qui ne pouvaient être modifiées comme celles de nos guitares, ces instruments n'ayant point de manches comme les nôtres, tout cela, dis-je, donne beaucoup de probabilité à l'opinion de ceux qui ne croient point à l'existence de l'harmonie dans la musique des anciens. Leurs adversaires opposent que cette harmonie est dans la nature. - A la bonne heure ; mais que de choses sont dans la nature, et n'ont été remarquées que très tard ! L'harmonie est dans la nature, et cependant l'oreille des Turcs, des Arabes et des Chinois n'a pu s'y accoutumer jusqu'ici.
Les premières traces de l'harmonie se font apercevoir chez les écrivains du moyen-âge vers le IXe siècle ; mais elle resta dans un état de barbarie jusque vers le milieu du XIVe , époque où quelques musiciens français et italiens commencèrent à lui donner des formes plus douces. Parmi ces musiciens, ceux qui se distinguèrent le plus furent François Landino, surnommé Francesco Cieco, parce qu'il était aveugle, ou Francesco d'egli organi, à cause de son habileté sur l'orgue, et Jacques de Bologne. L'harmonie se perfectionna ensuite entre les mains de deux musiciens français, Guillaume Dufay et Gilles Binchois, et d'un Anglais, Jean Dunstaple. Tous trois vécurent vers la fin du XIVe siècle et au commencement du XVe. Leurs élèves ajoutèrent à leurs découvertes, et depuis lors l'harmonie s'est continuellement enrichie d'effets nouveaux.
L'habitude d'entendre de l'harmonie dès notre enfance nous en fait un besoin dans la musique. Il semble d'ailleurs que rien n'est plus naturel, et, dans l'état de civilisation musicale où nous sommes parvenus, il est rare que deux voix chantent ensemble sans chercher à s'accorder, c'est-à-dire à faire des accords. Chaque voix ne pouvant produire qu'un son à la fois, deux voix qui s'unissent ne peuvent donc faire que des accords de deux sons ; ceux-là sont les plus simples possibles. On les désigne par le nom d'intervalles, parce qu'il y a nécessairement une distance quelconque d'un son à un autre ; les noms de ces intervalles expriment les distances qui se trouvent entre les deux sons. Ainsi l'on appelle seconde l'intervalle compris entre deux sons voisins, tierce celui qui se trouve entre deux sons séparés par un autre, quarte celui qui renferme quatre sons, et ainsi de suite à mesure que la distance s'augmente d'un son, quinte, sixte, septième, octave et neuvième. Les intervalles qui dépassent la neuvième conservent les noms de tierce, quarte, quinte, etc., parce que ce ne sont que des doubles ou triples tierces, quartes, quintes, etc., et que leur effet est analogue à celui des intervalles non redoublés.
Si l'on n'a point oublié que divers sons, tels que ré bémol, ré bécarre et ré dièse conservent la dénomination commune de ré par l'idée de réalité qu'on attache au nom des notes, on concevra sans peine que chaque intervalle est susceptible de se présenter sous différents aspects ; car si ré forme toujours une seconde à l'égard d'ut, ce ré ou cet ut pourront être dans l'état de bémol, de bécarre ou de dièse, et dès lors la seconde sera plus ou moins étendue, plus ou moins resserrée. Un intervalle réduit à sa plus petite dimension, et dans lequel on ne trouve que les signes d'un ton et d'un mode quelconque, se désigne par l'épithète de mineur; le même intervalle, dans sa plus grande extension relative au ton, est majeur. Par exemple, l'intervalle d'ut bécarre à ré bémol est une seconde mineure ; celui d'ut bécarre à ré bécarre est une seconde majeure. Mais si, par une altération momentanée qui n'est conforme à aucun ton, on construit des intervalles plus petits que les mineurs ou plus grands que les majeurs, on désigne les premiers par le nom de diminués. et les autres par celui d'augmentés. Par exemple, l'intervalle d'ut dièse à fa bécarre est une quarte diminuée qu'on ne peut considérer que comme une altération momentanée; car il n'est aucun ton où ut soit diésé, tandis que fa ne l'est pas; par le même motif, l'intervalle d'ut bécarre à sol dièse est une quinte augmentée. Les divers degrés d'extension des intervalles sont donc de quatre espèces : diminué, mineur, majeur, augmenté.
On se servait autrefois des dénominations de juste et de faux pour les variétés d'extension de la quarte et de la quinte ; mais ce qui est faux ne pouvant trouver place en musique, on a renoncé à ces mauvaises expressions.
Tous les intervalles ou accords de deux sons ne produisent pas le même effet sur l'oreille : les uns lui plaisent par leur harmonie, les autres l'affectent moins agréablement et ne peuvent la satisfaire que par leur enchaînement avec les premières. On donne le nom de consonances aux intervalles agréables, et celui de dissonances aux autres.
Les intervalles consonants sont la tierce, la quarte, la quinte, la sixte et l'octave. Les dissonants sont la seconde, la septième et la neuvième.
Les intervalles consonants et dissonants ont la propriété de se renverser ; c'est-à-dire que deux notes quelconques peuvent être à l'égard l'une de l'autre dans une position inférieure ou supérieure. Par exemple, ut étant la note inférieure et mi la supérieure, il en résulte une tierce ; mais que mi soit la note inférieure et ut la supérieure, elles formeront une sixte.
Le renversement des consonances produit des consonances; celui des dissonances engendre des dissonances. Ainsi la tierce renversée produit la sixte, la quarte produit la quinte, celle-ci produit la quarte, la sixte produit la tierce, la seconde produit la septième, et celle-ci la seconde.
On a disputé longtemps pour savoir si la quarte est une consonance ou une dissonance; deux gros livres ont même été écrits sur cette question ; on se serait épargné beaucoup de mauvais raisonnements si l'on eût pensé à la loi du renversement. La quarte est une consonance d'une qualité inférieure aux autres ; mais elle est une consonance, car elle provient d'une autre consonance (la quinte) dont elle est le renversement.
Le renversement est une source de variété pour l'harmonie, car il suffit de déplacer la position des notes pour obtenir des effets différents.
J'ai dit que les intervalles consonants sont agréables par eux-mêmes, et que les autres ne le deviennent que par leur combinaison avec eux. Il résulte de cette différence que la succession des consonances est libre, et qu'on peut en faire des suites aussi étendues qu'on le veut; deux dissonances, au contraire, ne peuvent se succéder, et, dans la résolution d'une dissonance sur une consonance, la note dissonante doit descendre d'un degré. Cette règle, qu'on ne viole pas sans blesser une oreille délicate, n'est cependant pas toujours respectée par les compositeurs ; mais si les maîtres font pardonner les négligences en faveur des qualités du génie, il n'en reste pas moins certain que la règle est fondée sur des rapports irrécusables de convenance ou de répulsion des sons, rapports qu'on ne viole pas en vain.
On conçoit que si l'on réunit deux ou trois consonances, telles que la tierce, la quinte et l'octave, dans un seul accord, cet accord sers, consonant; mais si à plusieurs consonances on ajoute une dissonance, l'accord deviendra dissonant. Dans la plupart des accords dissonants, il n'y a qu'une dissonance ; quelques uns cependant en contiennent deux.
Si l'on était obligé d'énumérer tous les intervalles qui entrent dans la composition d'un accord de quatre ou de cinq sons, la nomenclature de ces accords serait embarrassante dans le langage de la science et fatigante pour la mémoire ; mais il n'en est point ainsi. L'accord qui se forme de la réunion de la tierce, de la quinte et de l'octave s'appelle par excellence l'accord parfait, parce que c'est celui qui satisfait le plus l'oreille, le seul qui puisse servir de conclusion à toute espèce de période harmonique, et qui donne l'idée du repos. Tous les autres se désignent par l'intervalle le plus caractéristique de leur composition. Ainsi un accord formé de la tierce, de la sixte et de l'octave s'appelle accord de sixte, parce que cet intervalle établit la différence qui existe entre cet accord et le parfait ; on donne le nom d'accord de seconde à celui qui est composé de seconde, quarte et sixte, parce que la seconde est la dissonance dont la résolution descendante est obligée ; on appelle accord de septième celui qui est composé de tierce, quinte et septième, etc.
C'est surtout dans les accords composés de trois ou de quatre notes que la variété résultant du renversement se fait apercevoir, car l'harmonie de ces accords peut s'offrir à l'oreille sous autant d'aspects différents qu'il y a de notes dans leur composition. Par exemple, l'accord parfait est composé de trois notes qu'on peut placer à volonté dans la position inférieure. Dans la première disposition, l'accord est composé de tierce et de quinte : c'est l'accord parfait ; dans la seconde, l'accord renferme la tierce et la sixte : c'est l'accord de sixte; enfin dans la troisième, les intervalles sont la quarte et la sixte : c'est l'accord de quarte et sixte. La même opération peut avoir lieu pour tous les accords, et donne lieu à des groupes de formes et de dénominations différentes qu'il est inutile d'énumérer ici puisque ce livre n'est point un traité d'harmonie. Il suffit qu'on se fasse une idée nette de l'opération.
II y a des accords dissonants qui ne blessent point l'oreille lorsqu'ils se font entendre immédiatement et sans aucune préparation ; ceux-là s'appellent accords dissonants naturels ; il en est d'autres qui feraient un effet désagréable si la note dissonante ne se faisait entendre d'abord dans l'état de consonance. Cette obligation se nomme préparation de la dissonance, et cette espèce d'accords se désigne sous le nom d'accords par prolongation. Dans d'autres accords on substitue une note à une autre qui entre plus naturellement dans leur composition. Dans cet état ces accords s'appellent accords par substitution. Les accords par altération sont ceux dans lesquels une ou plusieurs notes sont momentanément altérées par un dièse, un bémol ou un bécarre accidentels. Enfin, il est des harmonies dans lesquelles la prolongation, la substitution et l'altération se combinent deux à deux ou toutes ensemble. Si l'on considère encontre que toutes ces modifications se reproduisent dans tous les renversements, on pourra se former une idée de la prodigieuse variété de formes dont l'harmonie est susceptible. Cette variété s'augmente encore par la fantaisie de certains compositeurs, qui, quelquefois, anticipent dans leurs accords sur l'harmonie des accords suivants; ce genre de modifications, bien qu'assez incorrect dans une foule de circonstances, n'est pas dépourvu d'effet.
Dans tous les accords dont il vient d'être parlé, les sons ont entre eux un rapport plus ou moins direct, plus ou moins logique; il est des cas où ce rapport disparaît presque entièrement. Dans ces sortes d'anomalies harmoniques, une voix ou un instrument grave, du médium ou de l'aigu, soutiennent un son pendant un certain nombre de mesures. Cette tenue se désigne sous le nom de pédale, parce que, dans l'origine de son invention, elle ne fut employée que dans la musique d'église par l'organiste, qui se servait pour cela du clavier des pédales de son instrument. Sur la pédale une harmonie variée se fait entendre et produit souvent un très bon effet, quoique, chose singulière, le son de cette pédale ne soit en rapport avec elle que de loin en loin : il suffit que le rapport se rétablisse d'une manière convenable à la conclusion.
Lorsque l'instrumentation n'avait point encore acquis d'importance dans la musique d'église, l'orgue était presque le seul instrument dont on taisait usage pour ce genre de musique. Son emploi se borna même pendant longtemps à soutenir les voix dans l'ordre où leur partie était écrite, sans y mêler rien d'étranger. Lorsque la basse chantante devait garder le silence, la basse de l'orgue se taisait aussi, et la main gauche de l'artiste était alors occupée à exécuter la partie de ténor ou de contralto. On attribue communément à Louis Viadana, maître de chapelle de la cathédrale de Mantoue, l'invention d'une basse indépendante du chant, propre à être exécutée sur l'orgue ou tout autre instrument à clavier, et qui, n'étant point interrompue comme l'ancienne basse, reçut le nom de basse continue. Plusieurs musiciens semblent avoir eu l'idée de cette basse dans le même temps; mais Viadana est le premier qui en fit usage d'une manière suivie et régulière dans la musique d'église, vers 1596. Plus tard, on exprima, par des chiffres placés au-dessus des notes de la basse, les accords des différentes voix, et cette manière abrégée permit de ne point écrire sur la partie destinée à l'organiste ce qui appartenait aux voix. Cette partie surmontée de chiffres prit en Italie le nom de partimento, et en France celui de basse chiffrée.
Si l'on écrivait un chiffre pour chaque intervalle qui entre dans la composition d'un accord, il en résulterait une confusion plus fréquente pour l'œil de l'organiste que la lecture de toutes les parties réunies en notation ordinaire, et le but serait manqué. Au lieu de cela, on n'indique que l'intervalle caractéristique : pour l'accord parfait, par exemple, on n'écrit que 3, qui indique la tierce. Si cette tierce devient accidentellement majeure ou mineure par l'effet d'un dièse ou d'un bécarre, on place ces signes à côté et en avant du chiffre ; si elle devient mineure par l'effet d'un bémol ou d'un bécarre, on use du même procédé. Lorsque deux intervalles sont caractéristiques d'un accord, on les joint ensemble : par exemple, l'accord de quinte et sixte s'exprime par . Les intervalles diminués se marquent par un trait diagonal qui barre le chiffre de cette manière ; quant aux augmentés, ils s'expriment en plaçant à côté du chiffre le dièse, le bémol ou le bécarre qui les modifie. Lorsque la note sensible est caractéristique d'un intervalle, on l'exprime par ce signe .
Chaque époque, chaque école, ont eu des systèmes différents pour chiffrer les basses : ces différences sont de peu d'importance; il suffit que l'on s'entende, et que l'organiste ou l'accompagnateur soit instruit des diverses méthodes.
Dans l'état actuel de la musique, l'orgue ne tient plus qu'un rang secondaire au milieu de la masse d'instruments dont il est environné, en sorte que la basse chiffrée ou continue a perdu une partie de son intérêt ; mais il n'est pas moins nécessaire qu'elle soit cultivée, soit pour développer dans les jeunes artistes le sentiment de l'harmonie par ce genre d'étude, soit pour conserver la tradition des belles compositions de l'ancienne école. Autrefois on ne disait point en France : il faut étudier l'harmonie, mais il faut apprendre la basse continue. Les Allemands ont conservé l'équivalent de cette expression dans leur general-Bass, et les Anglais dans leur thorough-bass.
L'histoire de l'harmonie est l'une des parties les plus intéressantes de l'histoire générale de la musique. Non seulement elle se compose d'une succession non interrompue de découvertes dans les propriétés agrégatives des sons, découvertes qui ont dû leur origine au besoin de nouveauté, à l'audace de quelques musiciens, au perfectionnement de la musique instrumentale, sans doute aussi au hasard ; mais il est une section de cette histoire qui n'est pas moins digne d'intérêt : c'est celle des efforts qu'on a faits pour rattacher à un système complet et rationnel tous les faits épars offerts par la pratique à l'avide curiosité des théoriciens. Et remarquez que l'histoire de la théorie est nécessairement dépendante de celle de la pratique, car à mesure que le génie des compositeurs hasardait de nouvelles combinaisons, il devenait plus difficile de les rattacher au système général, et de reconnaître leur origine. Les nombreuses modifications que subissaient les accords dénaturaient si bien leur forme primitive, qu'on ne doit pas être étonné s'il a été commis beaucoup d'erreurs dans les divers classements qui en ont été faits (3).
Jusque vers la fin du seizième siècle on ne fit usage que d'accords consonants et de quelques prolongations qui produisaient des dissonances préparées : avec de tels éléments, les formes harmoniques étaient bornées de telle sorte qu'on ne songea point à les réunir en corps de science, et qu'on n'imagina même pas qu'il y eût une liaison systématique entre les accords qu'on employait. On considérait les intervalles deux à deux, et l'art de les employer selon certaines conditions composait toute la doctrine des écoles. Vers l'an 1590, un Vénitien, nommé Claudio Monteverdi, se servit pour la première fois des accords dissonants naturels et des substitutions ; dès lors le domaine de l'harmonie s'étendit beaucoup, et la science qui en est le résultat attira les regards des maîtres. Ce fut environ quinze ans après les heureux essais de Monteverdi que Viadana, ou ses contemporains Emilio del Cavaliere et Guidetti, et quelques Allemands, qui leur disputent cette invention, imaginèrent de représenter l'harmonie par des chiffres, et pour cela furent obligés de considérer les accords isolément; alors ce nom d'accord fut introduit dans le vocabulaire de la musique, et l'harmonie, ou la basse continue, comme on disait, devint une branche de la science livrée à l'étude des musiciens. Pendant près d'un siècle, les choses restèrent en cet état, quoique de nombreux ouvrages élémentaires eussent été publiés dans cet intervalle, pour aplanir les difficultés de cette science nouvelle.
Une expérience de physique, indiquée par un moine nommé le P. Mersenne, en 1636, dans un gros livre rempli de choses curieuses et d'inutilités, lequel a pour titre l'Harmonie universelle (expérience répétée par le célèbre mathématicien Wallis, et analysée par Sauveur, de l'Académie des sciences), fournit plus tard à Rameau, habile musicien français, l'origine d'un système d'harmonie où tous les accords furent ramenés à un seul principe. Par cette expérience, on avait remarqué qu'en faisant résonner une corde on entendait, outre le son principal résultant de la totalité de la corde, deux autres sons plus faibles, dont l'un était à la douzième et l'autre à la dix-septième du premier, c'est-à-dire qui sonnaient l'octave de la quinte et la double octave de la tierce, d'où résulte la sensation de l'accord parfait majeur. Rameau, s'emparant de cette expérience, en fit la base d'un système dont il développa le mécanisme dans un Traité de l'harmonie, qu'il publia en 1722. Ce système, connu sous le nom de système de la basse fondamentale, eut une vogue prodigieuse en France, non seulement parmi les musiciens, mais aussi parmi les gens du monde. Du moment où Rameau eut adopte l'idée de faire ressortir toute l'harmonie de certains phénomènes physiques, il fut obligé de recourir à des inductions forcées ; car toute harmonie n'est point renfermée dans l'accord parfait majeur. L'accord parfait mineur était indispensable à son système; il imagina je ne sais quel frémissement du corps sonore qui, selon lui, faisait entendre cet accord à une oreille attentive, bien que d'une manière moins distincte que l'accord parfait majeur. Au moyen de cette disposition, il n'avait plus qu'à ajouter ou retrancher des sons à la tierce supérieure ou inférieure de ces deux accords parfaits pour trouver une grande partie des accords en usage de son temps, et de cette manière il obtint un système complet où tous les accords se liaient entre eux par des procédés de génération plus ou moins ingénieux. Bien que ce système reposât sur des bases très fragiles, il avait l'avantage d'être le premier qui présentât de l'ordre dans les phénomènes harmoniques. D'ailleurs Rameau avait le mérite d'être aussi le premier qui eût aperçu le mécanisme du renversement des accords ; à ce titre, il mérite d'être placé au rang des fondateurs de la science harmonique.
Par la génération factice qu'il avait donnée aux accords, il avait fait disparaître les affinités de successions qu'ils tirent de la tonalité, et il fut obligé de remplacer les règles de ces affinités par celles d'une basse fondamentale qu'il formait des sons graves des accords primitifs, règles de fantaisie qui ne pouvaient avoir qu'une application forcée dans la pratique.
Dans le temps où Rameau produisait son système en France, Tartini, célèbre violoniste italien, en proposait un autre qui était aussi fondé sur une expérience de résonance. Par cette expérience, deux sons aigus, vibrant à la tierce, en font résonner un troisième au grave, également à la tierce du son inférieur, ce qui donne encore l'accord parfait. Là-dessus, Tartini avait établi une théorie obscure que J.-J. Rousseau vanta au détriment du système de Rameau, quoiqu'il ne l'entendît pas, mais qui n'eut jamais de succès. Les systèmes d'harmonie étaient devenus une sorte de mode ; chacun voulut avoir le sien et trouva des gens qui le prônèrent. La France vit éclore, presque dans le même temps, ceux de Baillère, de Jamard, de l'abbé Roussier, et beaucoup d'autres qui sont maintenant ignorés et qui méritent de l'être.
Marpurg avait tenté d'introduire en Allemagne le système de Rameau, mais sans succès. Kirnberger, célèbre compositeur et théoricien instruit, venait de découvrir la théorie des prolongations des sons, qui explique d'une manière satisfaisante et naturelle des harmonies dont aucune autre théorie ne peut donner les lois. Plus tard, Catel reproduisit en France cette même théorie d'une manière plus simple et plus claire, dans le Traité d'harmonie qu'il composa pour le Conservatoire de musique ; et s'il m'est permis de parler de mes travaux, je dirai que je l'ai complétée par l'explication du mécanisme de la substitution et de la combinaison de cette même substitution avec les prolongations et les altérations. De cette théorie sont nées des harmonies d'un ordre nouveau dont l'art s'est enrichi; ce n'est point ici le lieu d'entrer dans des explications sur ce qui concerne cet objet.
(1) Je crois pourtant qu'il serait possible de démontrer par la nature même de l'échelle musicale des Grecs qu'ils n'ont pu faire usage de l'harmonie dans le sens que nous y attachons ; mais c'est une question délicate qui ne doit point trouver place ici.
(2) Ces traités ont été écrits depuis le temps d'Alexandre jusque vers la fin de l'empire grec. Les plus importants sont ceux d'Aristoxène, d'Aristide Quintilien, d'Alypins, de Ptolémée et de Boèce.
(3) Voyez mon Esquisse de l'histoire de l'harmonie dans la Gazette musicale de Paris (année 1839), et la quatrième partie de mon Traité complet de l'harmonie (Paris, 1844. l vol.in-8).
Harmonie est un mot générique quand il signifie la science des accords. Mais on dit aussi l'harmonie d'un accord pour indiquer l'effet qu'il produit sur l'oreille : autre exemple de la pauvreté de la langue.
Par suite de l'éducation des peuples modernes et civilisés, on se persuade que le sentiment de l'harmonie est si naturel à l'homme, qu'il a dû le posséder de tout temps. C'est une erreur, car il y a beaucoup d'apparence que les peuples de l'antiquité n'en ont point eu d'idée ; les Orientaux, même de nos jours, n'y sont pas plus initiés : l'effet de notre musique en accords les importune. La question de la connaissance que les Grecs ou les Romains ont pu avoir de l'harmonie a été vivement controversée, mais inutilement, personne ne pouvant alléguer de preuves en faveur de son opinion à cet égard (1). L'équivalent du mot harmonie ne se trouve pas employé une seule fois dans les traités de musique grecs ou latins qui sont parvenus jusqu'à nous (2) ; le chant d'une ode de Pindare, celui d'un hymne à Némésis et quelques autres fragments, sont tout ce qui s'est conservé de l'ancienne musique grecque, et l'on n'y trouve aucunes traces d'accords; enfin la forme des lyres et des cithares, le petit nombre de leurs cordes qui ne pouvaient être modifiées comme celles de nos guitares, ces instruments n'ayant point de manches comme les nôtres, tout cela, dis-je, donne beaucoup de probabilité à l'opinion de ceux qui ne croient point à l'existence de l'harmonie dans la musique des anciens. Leurs adversaires opposent que cette harmonie est dans la nature. - A la bonne heure ; mais que de choses sont dans la nature, et n'ont été remarquées que très tard ! L'harmonie est dans la nature, et cependant l'oreille des Turcs, des Arabes et des Chinois n'a pu s'y accoutumer jusqu'ici.
Les premières traces de l'harmonie se font apercevoir chez les écrivains du moyen-âge vers le IXe siècle ; mais elle resta dans un état de barbarie jusque vers le milieu du XIVe , époque où quelques musiciens français et italiens commencèrent à lui donner des formes plus douces. Parmi ces musiciens, ceux qui se distinguèrent le plus furent François Landino, surnommé Francesco Cieco, parce qu'il était aveugle, ou Francesco d'egli organi, à cause de son habileté sur l'orgue, et Jacques de Bologne. L'harmonie se perfectionna ensuite entre les mains de deux musiciens français, Guillaume Dufay et Gilles Binchois, et d'un Anglais, Jean Dunstaple. Tous trois vécurent vers la fin du XIVe siècle et au commencement du XVe. Leurs élèves ajoutèrent à leurs découvertes, et depuis lors l'harmonie s'est continuellement enrichie d'effets nouveaux.
L'habitude d'entendre de l'harmonie dès notre enfance nous en fait un besoin dans la musique. Il semble d'ailleurs que rien n'est plus naturel, et, dans l'état de civilisation musicale où nous sommes parvenus, il est rare que deux voix chantent ensemble sans chercher à s'accorder, c'est-à-dire à faire des accords. Chaque voix ne pouvant produire qu'un son à la fois, deux voix qui s'unissent ne peuvent donc faire que des accords de deux sons ; ceux-là sont les plus simples possibles. On les désigne par le nom d'intervalles, parce qu'il y a nécessairement une distance quelconque d'un son à un autre ; les noms de ces intervalles expriment les distances qui se trouvent entre les deux sons. Ainsi l'on appelle seconde l'intervalle compris entre deux sons voisins, tierce celui qui se trouve entre deux sons séparés par un autre, quarte celui qui renferme quatre sons, et ainsi de suite à mesure que la distance s'augmente d'un son, quinte, sixte, septième, octave et neuvième. Les intervalles qui dépassent la neuvième conservent les noms de tierce, quarte, quinte, etc., parce que ce ne sont que des doubles ou triples tierces, quartes, quintes, etc., et que leur effet est analogue à celui des intervalles non redoublés.
Si l'on n'a point oublié que divers sons, tels que ré bémol, ré bécarre et ré dièse conservent la dénomination commune de ré par l'idée de réalité qu'on attache au nom des notes, on concevra sans peine que chaque intervalle est susceptible de se présenter sous différents aspects ; car si ré forme toujours une seconde à l'égard d'ut, ce ré ou cet ut pourront être dans l'état de bémol, de bécarre ou de dièse, et dès lors la seconde sera plus ou moins étendue, plus ou moins resserrée. Un intervalle réduit à sa plus petite dimension, et dans lequel on ne trouve que les signes d'un ton et d'un mode quelconque, se désigne par l'épithète de mineur; le même intervalle, dans sa plus grande extension relative au ton, est majeur. Par exemple, l'intervalle d'ut bécarre à ré bémol est une seconde mineure ; celui d'ut bécarre à ré bécarre est une seconde majeure. Mais si, par une altération momentanée qui n'est conforme à aucun ton, on construit des intervalles plus petits que les mineurs ou plus grands que les majeurs, on désigne les premiers par le nom de diminués. et les autres par celui d'augmentés. Par exemple, l'intervalle d'ut dièse à fa bécarre est une quarte diminuée qu'on ne peut considérer que comme une altération momentanée; car il n'est aucun ton où ut soit diésé, tandis que fa ne l'est pas; par le même motif, l'intervalle d'ut bécarre à sol dièse est une quinte augmentée. Les divers degrés d'extension des intervalles sont donc de quatre espèces : diminué, mineur, majeur, augmenté.
On se servait autrefois des dénominations de juste et de faux pour les variétés d'extension de la quarte et de la quinte ; mais ce qui est faux ne pouvant trouver place en musique, on a renoncé à ces mauvaises expressions.
Tous les intervalles ou accords de deux sons ne produisent pas le même effet sur l'oreille : les uns lui plaisent par leur harmonie, les autres l'affectent moins agréablement et ne peuvent la satisfaire que par leur enchaînement avec les premières. On donne le nom de consonances aux intervalles agréables, et celui de dissonances aux autres.
Les intervalles consonants sont la tierce, la quarte, la quinte, la sixte et l'octave. Les dissonants sont la seconde, la septième et la neuvième.
Les intervalles consonants et dissonants ont la propriété de se renverser ; c'est-à-dire que deux notes quelconques peuvent être à l'égard l'une de l'autre dans une position inférieure ou supérieure. Par exemple, ut étant la note inférieure et mi la supérieure, il en résulte une tierce ; mais que mi soit la note inférieure et ut la supérieure, elles formeront une sixte.
Le renversement des consonances produit des consonances; celui des dissonances engendre des dissonances. Ainsi la tierce renversée produit la sixte, la quarte produit la quinte, celle-ci produit la quarte, la sixte produit la tierce, la seconde produit la septième, et celle-ci la seconde.
On a disputé longtemps pour savoir si la quarte est une consonance ou une dissonance; deux gros livres ont même été écrits sur cette question ; on se serait épargné beaucoup de mauvais raisonnements si l'on eût pensé à la loi du renversement. La quarte est une consonance d'une qualité inférieure aux autres ; mais elle est une consonance, car elle provient d'une autre consonance (la quinte) dont elle est le renversement.
Le renversement est une source de variété pour l'harmonie, car il suffit de déplacer la position des notes pour obtenir des effets différents.
J'ai dit que les intervalles consonants sont agréables par eux-mêmes, et que les autres ne le deviennent que par leur combinaison avec eux. Il résulte de cette différence que la succession des consonances est libre, et qu'on peut en faire des suites aussi étendues qu'on le veut; deux dissonances, au contraire, ne peuvent se succéder, et, dans la résolution d'une dissonance sur une consonance, la note dissonante doit descendre d'un degré. Cette règle, qu'on ne viole pas sans blesser une oreille délicate, n'est cependant pas toujours respectée par les compositeurs ; mais si les maîtres font pardonner les négligences en faveur des qualités du génie, il n'en reste pas moins certain que la règle est fondée sur des rapports irrécusables de convenance ou de répulsion des sons, rapports qu'on ne viole pas en vain.
On conçoit que si l'on réunit deux ou trois consonances, telles que la tierce, la quinte et l'octave, dans un seul accord, cet accord sers, consonant; mais si à plusieurs consonances on ajoute une dissonance, l'accord deviendra dissonant. Dans la plupart des accords dissonants, il n'y a qu'une dissonance ; quelques uns cependant en contiennent deux.
Si l'on était obligé d'énumérer tous les intervalles qui entrent dans la composition d'un accord de quatre ou de cinq sons, la nomenclature de ces accords serait embarrassante dans le langage de la science et fatigante pour la mémoire ; mais il n'en est point ainsi. L'accord qui se forme de la réunion de la tierce, de la quinte et de l'octave s'appelle par excellence l'accord parfait, parce que c'est celui qui satisfait le plus l'oreille, le seul qui puisse servir de conclusion à toute espèce de période harmonique, et qui donne l'idée du repos. Tous les autres se désignent par l'intervalle le plus caractéristique de leur composition. Ainsi un accord formé de la tierce, de la sixte et de l'octave s'appelle accord de sixte, parce que cet intervalle établit la différence qui existe entre cet accord et le parfait ; on donne le nom d'accord de seconde à celui qui est composé de seconde, quarte et sixte, parce que la seconde est la dissonance dont la résolution descendante est obligée ; on appelle accord de septième celui qui est composé de tierce, quinte et septième, etc.
C'est surtout dans les accords composés de trois ou de quatre notes que la variété résultant du renversement se fait apercevoir, car l'harmonie de ces accords peut s'offrir à l'oreille sous autant d'aspects différents qu'il y a de notes dans leur composition. Par exemple, l'accord parfait est composé de trois notes qu'on peut placer à volonté dans la position inférieure. Dans la première disposition, l'accord est composé de tierce et de quinte : c'est l'accord parfait ; dans la seconde, l'accord renferme la tierce et la sixte : c'est l'accord de sixte; enfin dans la troisième, les intervalles sont la quarte et la sixte : c'est l'accord de quarte et sixte. La même opération peut avoir lieu pour tous les accords, et donne lieu à des groupes de formes et de dénominations différentes qu'il est inutile d'énumérer ici puisque ce livre n'est point un traité d'harmonie. Il suffit qu'on se fasse une idée nette de l'opération.
II y a des accords dissonants qui ne blessent point l'oreille lorsqu'ils se font entendre immédiatement et sans aucune préparation ; ceux-là s'appellent accords dissonants naturels ; il en est d'autres qui feraient un effet désagréable si la note dissonante ne se faisait entendre d'abord dans l'état de consonance. Cette obligation se nomme préparation de la dissonance, et cette espèce d'accords se désigne sous le nom d'accords par prolongation. Dans d'autres accords on substitue une note à une autre qui entre plus naturellement dans leur composition. Dans cet état ces accords s'appellent accords par substitution. Les accords par altération sont ceux dans lesquels une ou plusieurs notes sont momentanément altérées par un dièse, un bémol ou un bécarre accidentels. Enfin, il est des harmonies dans lesquelles la prolongation, la substitution et l'altération se combinent deux à deux ou toutes ensemble. Si l'on considère encontre que toutes ces modifications se reproduisent dans tous les renversements, on pourra se former une idée de la prodigieuse variété de formes dont l'harmonie est susceptible. Cette variété s'augmente encore par la fantaisie de certains compositeurs, qui, quelquefois, anticipent dans leurs accords sur l'harmonie des accords suivants; ce genre de modifications, bien qu'assez incorrect dans une foule de circonstances, n'est pas dépourvu d'effet.
Dans tous les accords dont il vient d'être parlé, les sons ont entre eux un rapport plus ou moins direct, plus ou moins logique; il est des cas où ce rapport disparaît presque entièrement. Dans ces sortes d'anomalies harmoniques, une voix ou un instrument grave, du médium ou de l'aigu, soutiennent un son pendant un certain nombre de mesures. Cette tenue se désigne sous le nom de pédale, parce que, dans l'origine de son invention, elle ne fut employée que dans la musique d'église par l'organiste, qui se servait pour cela du clavier des pédales de son instrument. Sur la pédale une harmonie variée se fait entendre et produit souvent un très bon effet, quoique, chose singulière, le son de cette pédale ne soit en rapport avec elle que de loin en loin : il suffit que le rapport se rétablisse d'une manière convenable à la conclusion.
Lorsque l'instrumentation n'avait point encore acquis d'importance dans la musique d'église, l'orgue était presque le seul instrument dont on taisait usage pour ce genre de musique. Son emploi se borna même pendant longtemps à soutenir les voix dans l'ordre où leur partie était écrite, sans y mêler rien d'étranger. Lorsque la basse chantante devait garder le silence, la basse de l'orgue se taisait aussi, et la main gauche de l'artiste était alors occupée à exécuter la partie de ténor ou de contralto. On attribue communément à Louis Viadana, maître de chapelle de la cathédrale de Mantoue, l'invention d'une basse indépendante du chant, propre à être exécutée sur l'orgue ou tout autre instrument à clavier, et qui, n'étant point interrompue comme l'ancienne basse, reçut le nom de basse continue. Plusieurs musiciens semblent avoir eu l'idée de cette basse dans le même temps; mais Viadana est le premier qui en fit usage d'une manière suivie et régulière dans la musique d'église, vers 1596. Plus tard, on exprima, par des chiffres placés au-dessus des notes de la basse, les accords des différentes voix, et cette manière abrégée permit de ne point écrire sur la partie destinée à l'organiste ce qui appartenait aux voix. Cette partie surmontée de chiffres prit en Italie le nom de partimento, et en France celui de basse chiffrée.
Si l'on écrivait un chiffre pour chaque intervalle qui entre dans la composition d'un accord, il en résulterait une confusion plus fréquente pour l'œil de l'organiste que la lecture de toutes les parties réunies en notation ordinaire, et le but serait manqué. Au lieu de cela, on n'indique que l'intervalle caractéristique : pour l'accord parfait, par exemple, on n'écrit que 3, qui indique la tierce. Si cette tierce devient accidentellement majeure ou mineure par l'effet d'un dièse ou d'un bécarre, on place ces signes à côté et en avant du chiffre ; si elle devient mineure par l'effet d'un bémol ou d'un bécarre, on use du même procédé. Lorsque deux intervalles sont caractéristiques d'un accord, on les joint ensemble : par exemple, l'accord de quinte et sixte s'exprime par . Les intervalles diminués se marquent par un trait diagonal qui barre le chiffre de cette manière ; quant aux augmentés, ils s'expriment en plaçant à côté du chiffre le dièse, le bémol ou le bécarre qui les modifie. Lorsque la note sensible est caractéristique d'un intervalle, on l'exprime par ce signe .
Chaque époque, chaque école, ont eu des systèmes différents pour chiffrer les basses : ces différences sont de peu d'importance; il suffit que l'on s'entende, et que l'organiste ou l'accompagnateur soit instruit des diverses méthodes.
Dans l'état actuel de la musique, l'orgue ne tient plus qu'un rang secondaire au milieu de la masse d'instruments dont il est environné, en sorte que la basse chiffrée ou continue a perdu une partie de son intérêt ; mais il n'est pas moins nécessaire qu'elle soit cultivée, soit pour développer dans les jeunes artistes le sentiment de l'harmonie par ce genre d'étude, soit pour conserver la tradition des belles compositions de l'ancienne école. Autrefois on ne disait point en France : il faut étudier l'harmonie, mais il faut apprendre la basse continue. Les Allemands ont conservé l'équivalent de cette expression dans leur general-Bass, et les Anglais dans leur thorough-bass.
L'histoire de l'harmonie est l'une des parties les plus intéressantes de l'histoire générale de la musique. Non seulement elle se compose d'une succession non interrompue de découvertes dans les propriétés agrégatives des sons, découvertes qui ont dû leur origine au besoin de nouveauté, à l'audace de quelques musiciens, au perfectionnement de la musique instrumentale, sans doute aussi au hasard ; mais il est une section de cette histoire qui n'est pas moins digne d'intérêt : c'est celle des efforts qu'on a faits pour rattacher à un système complet et rationnel tous les faits épars offerts par la pratique à l'avide curiosité des théoriciens. Et remarquez que l'histoire de la théorie est nécessairement dépendante de celle de la pratique, car à mesure que le génie des compositeurs hasardait de nouvelles combinaisons, il devenait plus difficile de les rattacher au système général, et de reconnaître leur origine. Les nombreuses modifications que subissaient les accords dénaturaient si bien leur forme primitive, qu'on ne doit pas être étonné s'il a été commis beaucoup d'erreurs dans les divers classements qui en ont été faits (3).
Jusque vers la fin du seizième siècle on ne fit usage que d'accords consonants et de quelques prolongations qui produisaient des dissonances préparées : avec de tels éléments, les formes harmoniques étaient bornées de telle sorte qu'on ne songea point à les réunir en corps de science, et qu'on n'imagina même pas qu'il y eût une liaison systématique entre les accords qu'on employait. On considérait les intervalles deux à deux, et l'art de les employer selon certaines conditions composait toute la doctrine des écoles. Vers l'an 1590, un Vénitien, nommé Claudio Monteverdi, se servit pour la première fois des accords dissonants naturels et des substitutions ; dès lors le domaine de l'harmonie s'étendit beaucoup, et la science qui en est le résultat attira les regards des maîtres. Ce fut environ quinze ans après les heureux essais de Monteverdi que Viadana, ou ses contemporains Emilio del Cavaliere et Guidetti, et quelques Allemands, qui leur disputent cette invention, imaginèrent de représenter l'harmonie par des chiffres, et pour cela furent obligés de considérer les accords isolément; alors ce nom d'accord fut introduit dans le vocabulaire de la musique, et l'harmonie, ou la basse continue, comme on disait, devint une branche de la science livrée à l'étude des musiciens. Pendant près d'un siècle, les choses restèrent en cet état, quoique de nombreux ouvrages élémentaires eussent été publiés dans cet intervalle, pour aplanir les difficultés de cette science nouvelle.
Une expérience de physique, indiquée par un moine nommé le P. Mersenne, en 1636, dans un gros livre rempli de choses curieuses et d'inutilités, lequel a pour titre l'Harmonie universelle (expérience répétée par le célèbre mathématicien Wallis, et analysée par Sauveur, de l'Académie des sciences), fournit plus tard à Rameau, habile musicien français, l'origine d'un système d'harmonie où tous les accords furent ramenés à un seul principe. Par cette expérience, on avait remarqué qu'en faisant résonner une corde on entendait, outre le son principal résultant de la totalité de la corde, deux autres sons plus faibles, dont l'un était à la douzième et l'autre à la dix-septième du premier, c'est-à-dire qui sonnaient l'octave de la quinte et la double octave de la tierce, d'où résulte la sensation de l'accord parfait majeur. Rameau, s'emparant de cette expérience, en fit la base d'un système dont il développa le mécanisme dans un Traité de l'harmonie, qu'il publia en 1722. Ce système, connu sous le nom de système de la basse fondamentale, eut une vogue prodigieuse en France, non seulement parmi les musiciens, mais aussi parmi les gens du monde. Du moment où Rameau eut adopte l'idée de faire ressortir toute l'harmonie de certains phénomènes physiques, il fut obligé de recourir à des inductions forcées ; car toute harmonie n'est point renfermée dans l'accord parfait majeur. L'accord parfait mineur était indispensable à son système; il imagina je ne sais quel frémissement du corps sonore qui, selon lui, faisait entendre cet accord à une oreille attentive, bien que d'une manière moins distincte que l'accord parfait majeur. Au moyen de cette disposition, il n'avait plus qu'à ajouter ou retrancher des sons à la tierce supérieure ou inférieure de ces deux accords parfaits pour trouver une grande partie des accords en usage de son temps, et de cette manière il obtint un système complet où tous les accords se liaient entre eux par des procédés de génération plus ou moins ingénieux. Bien que ce système reposât sur des bases très fragiles, il avait l'avantage d'être le premier qui présentât de l'ordre dans les phénomènes harmoniques. D'ailleurs Rameau avait le mérite d'être aussi le premier qui eût aperçu le mécanisme du renversement des accords ; à ce titre, il mérite d'être placé au rang des fondateurs de la science harmonique.
Par la génération factice qu'il avait donnée aux accords, il avait fait disparaître les affinités de successions qu'ils tirent de la tonalité, et il fut obligé de remplacer les règles de ces affinités par celles d'une basse fondamentale qu'il formait des sons graves des accords primitifs, règles de fantaisie qui ne pouvaient avoir qu'une application forcée dans la pratique.
Dans le temps où Rameau produisait son système en France, Tartini, célèbre violoniste italien, en proposait un autre qui était aussi fondé sur une expérience de résonance. Par cette expérience, deux sons aigus, vibrant à la tierce, en font résonner un troisième au grave, également à la tierce du son inférieur, ce qui donne encore l'accord parfait. Là-dessus, Tartini avait établi une théorie obscure que J.-J. Rousseau vanta au détriment du système de Rameau, quoiqu'il ne l'entendît pas, mais qui n'eut jamais de succès. Les systèmes d'harmonie étaient devenus une sorte de mode ; chacun voulut avoir le sien et trouva des gens qui le prônèrent. La France vit éclore, presque dans le même temps, ceux de Baillère, de Jamard, de l'abbé Roussier, et beaucoup d'autres qui sont maintenant ignorés et qui méritent de l'être.
Marpurg avait tenté d'introduire en Allemagne le système de Rameau, mais sans succès. Kirnberger, célèbre compositeur et théoricien instruit, venait de découvrir la théorie des prolongations des sons, qui explique d'une manière satisfaisante et naturelle des harmonies dont aucune autre théorie ne peut donner les lois. Plus tard, Catel reproduisit en France cette même théorie d'une manière plus simple et plus claire, dans le Traité d'harmonie qu'il composa pour le Conservatoire de musique ; et s'il m'est permis de parler de mes travaux, je dirai que je l'ai complétée par l'explication du mécanisme de la substitution et de la combinaison de cette même substitution avec les prolongations et les altérations. De cette théorie sont nées des harmonies d'un ordre nouveau dont l'art s'est enrichi; ce n'est point ici le lieu d'entrer dans des explications sur ce qui concerne cet objet.
(1) Je crois pourtant qu'il serait possible de démontrer par la nature même de l'échelle musicale des Grecs qu'ils n'ont pu faire usage de l'harmonie dans le sens que nous y attachons ; mais c'est une question délicate qui ne doit point trouver place ici.
(2) Ces traités ont été écrits depuis le temps d'Alexandre jusque vers la fin de l'empire grec. Les plus importants sont ceux d'Aristoxène, d'Aristide Quintilien, d'Alypins, de Ptolémée et de Boèce.
(3) Voyez mon Esquisse de l'histoire de l'harmonie dans la Gazette musicale de Paris (année 1839), et la quatrième partie de mon Traité complet de l'harmonie (Paris, 1844. l vol.in-8).
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