Ch. 13 - De l'acoustique.


Chapitre XIII
 

De l'acoustique.





    L'acoustique est une science dont l'objet est la théorie du son; elle diffère de la musique en ce qu'elle n'a point de rapport avec les lois de succession des sons, d'où résulte la mélodie, ni à celles de leur simultanéité, qui règlent l'harmonie. L'examen des phénomènes qui se manifestent dans la résonance des corps sonores de diverses natures et de dimensions différentes, et les résultats de ces phénomènes sur l'ouïe, composent le domaine de l'acoustique. Ce mot est dérivé d'un verbe grec qui signifie entendre.

     La percussion, le frottement, ou d'autres modes de résonance étant imprimés aux corps sonores, produisent dans l'air qui les environne certains mouvements oscillatoires qu'on nomme vibrations. Lorsque ces vibrations sont d'une lenteur excessive, le son n'est point appréciable par l'oreille; il ne produit sur cet organe que l'effet du bruit; si ces vibrations acquièrent une certaine rapidité, comme 64 dans une seconde, on entend un son très grave. L'intonation s'élève à mesure que le nombre des vibrations devient plus considérable dans un temps donné. Au-delà de certaines limites de rapidité, l'oreille cesse d'entendre le son.

     On a cru longtemps que l'air possédait seul le degré d'élasticité nécessaire pour transmettre le son à l'oreille; on sait aujourd'hui que les liquides et certains corps solides jouissent du même avantage : ils propagent même le son avec plus de force et de rapidité que l'air.

     On trouve dans tous les traités de physique ce principe, que l'air mis en vibration est le véritable corps sonore, et l'on y donne comme une démonstration de ce principe le résultat de cette expérience. Si l'on place sous le récipient d'une machine pneumatique un timbre accompagné d'un petit appareil mécanique qui le frappe, l'oreille entend le son tant que le récipient est rempli d'air; mais à mesure qu'on retire cet air au moyen de la pompe aspirante, le son s'affaiblit, et il finit par s'anéantir dès que l'air est entièrement retiré, quoique le mouvement de percussion continue sur le timbre. Cette expérience est moins concluante qu'elle ne le paraît d'abord; car, outre que le son peut être transmis à l'oreille par d'autres corps élastiques que l'air, on ne pourrait rendre raison de la différence des timbres, c'est-à-dire des diverses qualités de son, si les corps sonores ne possédaient par eux-mêmes des qualités sonores qui se modifient par le système de production du son. Sous ce rapport, comme sous beaucoup d'autres, la science de l'acoustique est encore bien imparfaite.

     Une corde de métal, de soie ou de boyau, fixée d'une manière solide par un bout, et tendue de l'autre par un poids ou par une cheville; une lame métallique, une plaque d'une forme quelconque, en bois, en métal ou en cristal, un tube dans lequel on introduit de l'air, une cloche, etc., sont des corps sonores dont les vibrations font entendre des sons de qualités différentes. Depuis environ trente ans, l'acoustique s'est enrichie d'une multitude d'observations sur les phénomènes produits par les résonances de ces corps; ces observations n'ont pas été inutiles au perfectionnement de certains instruments, et ont donné lieu à l'invention de quelques autres. Il y a lieu de croire qu'on obtiendra plus tard des résultats plus satisfaisants encore des recherches auxquelles se livrent quelques savants acousticiens.

     L'imperfection des appareils d'expérimentation et le défaut de soin et de précision dans les expériences ont introduit dans la science de l'acoustique bien des erreurs, d'autant plus graves que les mathématiciens, s'emparant de faits mal constatés pour les soumettre au calcul, et les considérant comme des vérités démontrées, en ont tiré des conséquences qui paraissent être en opposition directe avec d'autres faits démontrés dans la pratique de la musique. En voici un exemple:
     Supposant d'une manière absolue qu'un corps sonore, dont les dimensions sont exactement de moitié plus petites que celles d'un autre corps, fait, dans un temps donné, un nombre de vibrations double du plus grand, et qu'il fait entendre l'octave juste de celui-ci, ils ont pris pour expression du corps sonore le plus grand le nombre 1, et pour celle du plus petit le nombre 2. Admettant également que la quinte juste du son du corps sonore le plus grand serait fournie par un autre corps qui aurait les deux tiers des dimensions de celui-là, la quarte par un corps qui en serait les trois quarts, la tierce majeure les quatre cinquièmes, la tierce mineure les cinq sixièmes, la sixte mineure les cinq huitièmes, la sixte majeure les trois cinquièmes, et ainsi des autres intervalles, ils ont exprimé les rapports de tous les intervalles de la gamme par les proportions suivantes :
  • le ton majeur (ut, ré) comme 9 est à 8;
  • le ton mineur (ré, mi) comme 10 est à 9;
  • la tierce majeure (ut, mi) comme 5 est à 4;
  • la tierce mineure (ré, fa) comme 6 est à 5;
  • la quarte juste (ut, fa) comme 4 est à 3;
  • la quinte juste (ut, sol) comme 3 est à 2;
  • la sixte majeure (ut, la) comme 5 est à 3;
  • la sixte mineure (mi, ut) comme 8 est à 5;
  • le demi-ton majeur (ut, ré bémol) comme 16 est à 15;
  • le demi-ton mineur (ut, ut dièse) comme 25 est à 24;
  • et la différence entre ut dièse et ré bémol comme 81 est à 80 (1).

     Or, il résulterait de là que, dans la pratique de l'exécution, les musiciens devraient faire ré bémol plus élevé que ut dièse, et c'est précisément le contraire qui a lieu, parce que les musiciens sentent que ut dièse a une affinité ascendante, tandis que ré bémol en a une descendante. La pratique se trouve donc en cela en contradiction avec la théorie. Quelques théoriciens, considérant l'affinité dont il vient d'être parlé comme un fait résultant de l'organisation des musiciens, ont dit que ce fait ne détruit pas la théorie, qui ne saurait être fausse; d'autres ont affirmé que les musiciens font réellement ré bémol en croyant ut dièse, et vice versa, ce qui, si cela était vrai, détruirait toute l'économie de la tonalité. Hâtons-nous de dire que d'Alembert, le physicien Charles, MM. de Prony, Savart et quelques autres savants, frappés de la solidité de l'objection, ont avoué qu'il est possible que des faits inconnus jusqu'ici renversent l'édifice des calculs qu'on a crus exacts, et que la théorie des véritables rapports des intervalles musicaux est peut-être encore à faire.

     Or, voici ces faits qui ont été inconnus aux géomètres, et qui ont mis leur théorie en opposition avec la pratique. Chez les Grecs, les philosophes de l'école de Pythagore avaient établi qu'entre les sons mi-fa et si-ut il y a un limma, intervalle dont ils représentaient les proportions par les nombres 243:256, et qui était conséquemment plus petit que le demi-ton majeur supposé exister entre ces sons par les théoriciens modernes. Cette différence provient de ce que les pythagoriciens faisaient égaux entre eux les tons ut-ré et ré-mi, comme ils doivent l'être en effet, pour que les intonations soient parfaitement justes, et la proportion numérique de ces deux tons était 8:9, au lieu d'être, comme dans notre théorie mathématique, le premier 8:9, et le second 9:10. Il résulte de là que les Grecs élevaient le son mi et le rapprochaient du son fa, d'où résultaient les proportions 243:256 de cet intervalle de demi-ton, au lieu de 15:16 que lui donnent les modernes. Même chose avait lieu pour le demi-ton mineur ou limma de si-ut. Tous les théoriciens du moyen-âge ont suivi la doctrine des Grecs à cet égard, d'accord en cela avec Boèce, écrivain latin du Ve siècle de l'ère chrétienne, qui a exposé cette doctrine dans son Traité de musique.


Gioseffo Zarlino
     Vers le milieu du XVIe siècle, Zarlino, maître de chapelle de la cathédrale de Saint-Marc, à Venise, se sépara tout à coup de la doctrine des anciens Grecs pour adopter une hypothèse de Ptolémée, savant astronome et philosophe de l'école d'Alexandrie, qui écrivait vers l'année 140 de notre ère, et de qui l'on a un Traité de musique spéculative. Ptolémée, présentant la théorie de plusieurs ordres diatoniques possibles, en propose un qui fait majeurs les demi-tons mi-fa et si-ut, et qui, conséquemment, distingue deux sortes de tons, l'un majeur, comme ut-ré, l'autre mineur, comme ré-mi, dont les proportions sont 8:9 et 9:10. Ces fausses proportions, introduites dans la théorie moderne par Zarlino, furent critiquées sévèrement par son contemporain Vincent Galilée; mais bientôt d'autres géomètres les admirent comme réelles, et depuis lors elles ont été considérées comme incontestables par les savants, qui ne se sont pas assurés de la justesse des intonations qui leur servent de base, mais ont été constamment repoussées par les musiciens, mieux guidés par leur instinct, mais incapables de discuter les calculs des mathématiciens.
Si ceux-ci avaient remarqué les tendances absolues du quatrième degré vers le troisième, et du septième vers la tonique, ils auraient compris qu'il y a là un principe d'attraction qui n'existerait pas si les demi-tons étaient majeurs, et si les distances qu'ils mesurent sur le monocorde étaient justes. Par cela même que cette attraction existe, on a la démonstration que les demi-tons sont naturellement aussi petits qu'ils peuvent être.

    Euler, illustre géomètre, éclairé par la loi qui oblige les dissonances à faire leur résolution sur la note inférieure, comprit que cette attraction était réelle dans la dissonance de septième entre sol-fa, et quelle était la loi qui obligeait fa à descendre :
  • d'où il conclut que ce fa n'est pas celui de la théorie mathématique ordinaire, mais un fa plus rapproché de mi, et qui doit être représenté par un autre nombre.
  • Ce n'est pas fa qu'il fallait descendre, mais mi qu'il fallait élever;
toutefois il est bien singulier que les mathématiciens et les physiciens n'aient pas été éclairés par le mémoire d'Euler sur ce sujet (2).

     L'attraction dont je viens de parler, et qui se fait sentir surtout dans les harmonies dissonantes naturelles, est ce qui constitue la tonalité moderne. Les altérations de notes, soit ascendantes, soit descendantes, successivement introduites dans l'harmonie depuis près d'un siècle, ont multiplié les attractions des sons et ont conséquemment rendu variables les proportions de tous les intervalles. De là est résultée la nécessité d'une théorie mathématique nouvelle et beaucoup plus étendue que tout ce qu'on a connu jusqu'à ce jour, théorie dont personne n'a même aperçu les principes, et qui, lorsqu'elle sera connue, mettra d'accord la doctrine mathématique et la pratique de l'art (3).

     Les instruments à clavier et à sons fixes n'étant pas doués de la faculté de varier les attractions dans tous les tons, il a fallu chercher les moyens de répartir les inégalités des proportions sur les douze demi-tons contenus dans l'octave, par une opération de l'accord de ces instruments à laquelle on a donné le nom de tempérament. Bien des systèmes de tempérament ont été proposés et mis en pratique; mais on a reconnu dans ces derniers temps que le meilleur de ces systèmes est celui qui consiste à faire tous les demi-tons égaux : on lui a donné le nom de tempérament égal. Les accordeurs de piano ont divers procédés pour arriver à ce résultat; les meilleurs sont ceux par lesquels on multiplie les preuves du bon accord, en faisant servir les notes accordées à former divers intervalles avec celles qu'on accorde. Une oreille délicate et beaucoup d'habitude sont indispensables pour faire cette opération.


(1) Ces proportions sont basées sur ce principe que les nombres de vibrations d'une corde sont en raison inverse de sa longueur. Or, les géomètres ayant admis comme démontré que les longueurs de cordes qui correspondent aux intonations exactes des sons de la gamme sont les suivantes, la corde du premier son de cette gamme étant représentée par 1, lorsqu'elle vibre à vide et dans toute sa longueur :

NOM DES SONS : ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut.
LONGUEUR DES CORDES :1, 8/9, 4/5, 3/4, 2/3, 3/5, 8/15, 1/2.
Ils en ont tiré les nombres suivants comme représentant ceux des vibrations de ces longueurs de cordes :

NOM DES SONS : ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut.
NOMBRE DES VIBRATIONS :1, 9/8, 5/4, 4/3, 3/2, 5/3, 15/8, 2.
Puis, les géomètres continuant leurs expériences sur les demi-tons représentés par des dièses et des bémols, à l'aide du monocorde (*), en ont tiré cet autre principe que diéser un son, c'est multiplier le nombre de ses vibrations pur 25/24; et que le bémoliser, c'est le multiplier par 24/25 (Pouillet, Éléments de physique expérimentale, t. I, p. 114 et suiv.). On verra plus loin l'origine de l'erreur qui a conduit les géomètres à ces fausses proportions dans les rapports des sons.
      (*) Voyez l'explication de ce mot dans le Dictionnaire de musique contenu dans ce volume.

(2) Voyez l'exposé de la théorie vraie dans le quatorzième article sur le Système général de la musique, par l'auteur de cet ouvrage ( Gazelle musicale de Paris, 3 janvier 1847 ).

(3) Cette doctrine sera exposée dans la Philosophie de la musique, ouvrage de l'auteur de la Musique mise à la portée de tout le monde.

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