Ch. 14 - De l'art d'écrire la musique


Chapitre XIV
 

De l'art d'écrire la musique





     Dans la poésie, comme dans quelques uns des arts du dessin, la composition se présente à l'imagination du poète ou de l'artiste sous la forme d'une idée simple qui s'exprime comme elle se conçoit, c'est-à-dire sans complications d'éléments. Il n'en est pas de même en musique. Dans cet art, tout est complexe ; car composer n'est pas seulement imaginer des mélodies agréables, ou trouver l'expression vraie des divers sentiments qui nous agitent, ou faire de belles combinaisons d'harmonie, ou disposer les voix d'une manière avantageuse, ou inventer de beaux effets d'instrumentation ; c'est faire à la fois tout cela, et beaucoup d'autres choses encore.
     Dans un quatuor, dans un chœur, dans une ouverture, dans une symphonie, chaque voix, chaque instrument a une marche particulière, et de tous ces mouvements se forme l'ensemble de la musique. Que l'on juge d'après cela de la complication qui embarrasse cette opération de l'esprit qu'on nomme composition, et des études qui sont nécessaires pour vaincre tous les obstacles d'un art si difficile !

     Il fut un temps où l'on ne pouvait pas dire que les musiciens composaient; ils arrangeaient des sons. Ce temps renferme près de trois siècles, c est-à-dire depuis la fin du XIIIe jusque vers 1590. Quelques misérables cantilènes populaires et le plain-chant de l'église étaient les seules mélodies qu'on connût ; il n'était pas rare de voir le même chant de cette espèce servir de thème obligé à vingt compositions différentes, et s'appliquer indifféremment à toute espèce de paroles. Nulles traces d'expression, d'enthousiasme, de passion ni d'élévation ne se font remarquer dans la multitude de messes, de motets, de chansons à plusieurs voix et de madrigaux qui virent alors le jour : singularité d'autant plus remarquable, que c'est précisément dans le même temps que la fermentation des imaginations fut le plus ardente en idées religieuses, en philosophie, en poésie, en peinture ; que le génie de l'homme s'est élevé aux plus hautes régions, et que ses passions se sont développées avec le plus de violence. Mais, libre de toute entrave, la pensée du poète pouvait en un instant créer des beautés sublimes, comme fit le Dante, sans être arrêtée par les difficultés d'un art matériel ; instruit par ce qui était sous ses yeux, le peintre ne pouvait tarder à s'apercevoir que l'imitation de la nature devait être le but de ses travaux ; avertis par l'excès des maux qui accablaient l'humanité, le philosophe, le jurisconsulte, le théologien, n'avaient besoin que de laisser éclater leur indignation pour parler avec éloquence de la liberté, des lois et de la religion. Dans tout cela. Comme je l'ai dit, les idées sont simples ; le génie trace la route, et la science vient après.

En musique, ce fut le contraire. Il fallut d'abord que les musiciens s'occupassent du soin de créer les ressources matérielles de leur art ; mais dans la recherche de ses moyens ils se trompèrent, et crurent marcher vers le but, tandis qu'ils se préparaient seulement à entrer dans la route qui devait y conduire.
     Leur erreur fut un bien, car il ne fallait pas moins que toute la persévérance de leurs efforts pour débrouiller le chaos des formes variées que peut prendre l'enchaînement des sons. Que de combinaisons harmoniques dans les ouvrages de ces vieux maîtres! que d'adresse dans le maniement des difficultés ! Habitués que nous sommes à faire usage des procédés qu'ils nous ont enseignés, nous n'y voyons que des subtilités scolastiques ; mais ceux qui ont fait cette science étaient des hommes de génie.




     D'après ce qui vient d'être dit , on peut se former une idée du mécanisme des compositions scientifiques, et de l'utilité dont elles peuvent être. Si j'ai su me faire comprendre, bien des amateurs renonceront à leurs préjugés contre la science, et avoueront qu'il est peu raisonnable de vouloir que les musiciens ne sachent pas ce qui est nécessaire pour écrire de bonnes choses. Si l'art d'écrire en musique est quelquefois entaché d'un air de pédantisme, ce n'est pas la science qu'il en faut accuser, mais les esprits mal organisés qui en ont fait usage. Et remarquez que la science n'a jamais cet air qu'entre les mains de musiciens qui ne sont réellement pas savants. Cette science, pour être réelle, a besoin d'être familière, afin que celui qui la possède ne s'en souvienne plus, ce qui ne peut avoir lieu que lorsqu'elle a été étudiée dans la jeunesse ; car il est trop tard pour songer à réformer par la science des habitudes vicieuses, quand elles sont contractées. Plus le compositeur dont les études ont été mal faites a de talent naturel, moins il peut se corriger quand il n'est plus jeune. S'il s'obstine, il perd les qualités qu'il tient de la nature, s'alourdit et devient pédant.



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