Ch. 24 - S'il est utile d'analyser les sensations que la musique fait naître.


Chapitre XXIV
 

S'il est utile d'analyser les sensations que la musique fait naître.







Je suis certain que beaucoup de lecteurs, en parcourant le chapitre qui précède, se seront dit: « Que prétend cet  homme avec ses analyses ? Veut-il donc gâter nos jouissances par un travail continuel, incompatible avec les plaisirs que procurent les arts ? Ceux-ci doivent être sentis et non analysés. Loin de nous ces observations et ces comparaisons, bonnes tout au plus pour ceux dont l'âme sèche ne peut trouver autre chose dans la musique, ou pour des professeurs de contrepoint. Nous voulons jouir et non juger; donc nous n'avons pas besoin de raisonnements. » C'est fort bien. A Dieu ne plaise que je veuille troubler vos plaisirs ; mais à peine aurez-vous prononcé ces paroles, que, si vous allez au théâtre, vous allez vous écrier : Quelle charmante musique! ou bien: Quelle détestable composition! C'est ainsi qu'on prétend jouir d'ordinaire sans porter de jugements. L'orgueil des ignorants n'est pas moins réel que celui des savants ; mais il se cache derrière le manteau de la paresse.
 
Se persuaderait-on, par hasard, que je suis assez privé de sens pour vouloir qu'on substitue l'analyse des produits des arts aux plaisirs qu'ils donnent ?
Non, non, telle n'a point été ma pensée; mais, certain
  • qu'on ne voit que ce qu'on a appris à regarder,
  • qu'on n'entend que ce qu'on sait écouter,
  • que nos sens, enfin, et par suite nos sensations, ne se développent que par l'exercice,
j'ai voulu démontrer comment on dirige celui de l'ouïe pour le rendre plus habile à saisir toutes les impressions de la musique ;
je n'ai pas cru devoir ajouter que les exercices cessent d'eux-mêmes dès que l'organe est instruit, parce que cela s'entend de reste ; il n'est plus question de se guider par des lisières, ni de s'appuyer sur les meubles, dès qu'on sait marcher.

Ces analyses que j'ai présentées comme nécessaires pour juger des qualités de la musique ou de ses défauts, ces analyses, dis-je, se font avec la rapidité de l'éclair, dès qu'on en a contracté l'habitude ; elles deviennent inhérentes à notre manière de sentir, au point de se transformer elles-mêmes en sensations. Eh! qu'est-ce, je vous prie, que ces analyses en comparaison de celles que fait un musicien habile ? II ne se borne point, lui, à saisir quelques détails de formes, à distinguer des mélodies plus ou moins bien rythmées, une expression plus ou moins dramatique, etc... ; le musicien entend tous les détails de l'harmonie, remarque un son qui dans un accord ne se résout pas convenablement, ou un heureux emploi d'une dissonance inattendue, d'une modulation inusitée, et de toutes les finesses de la simultanéité ou de la succession des sons ; il distingue les diverses sonorités d'instruments, applaudit ou censure des innovations de formules ou des abus de moyens; enfin, les immenses détails de tout ce qui compose les grandes masses musicales sont présents à son esprit comme s'il les examinait avec réflexion sur le papier. Croit-on qu'il fasse péniblement toutes ces remarques, que cela l'empêche de goûter l'effet général de la composition, et qu'il en éprouve moins de plaisir que celui qui s'abandonne en aveugle à ses sensations ? Nullement : il ne pense seulement pas à toutes ces choses ; elles sont présentes à sa pensée, mais comme par enchantement, sans qu'il le sache, sans même qu'il s'en occupe.
Merveilleux effet d'une organisation perfectionnée par l'étude et par l'observation ! Tout ce qui semblerait devoir affaiblir la sensation, pour augmenter la part de l'intelligence, tourne au profit de cette même sensation. Nul doute qu'une musique médiocre ou mauvaise ne soit plus pénible à entendre pour un artiste habile que pour l'homme du monde incapable d'en apercevoir les défauts ; sous ce rapport celui-ci a l'avantage ; mais aussi combien les jouissances du premier sont plus vives, si toutes les conditions désirables se trouvent réunies dans une composition ! Ces conditions ne sont nécessaires qu'autant qu'elles concourent à la perfection ; mais la perfection résulte de choses si délicates, si fugitives, qu'on ne peut la sentir qu'autant que ces choses sont à la portée de l'intelligence et qu'on s'est familiarisé avec elles. De là vient que les simples curieux n'aperçoivent point la différence qui se trouve entre un tableau de Raphaël et un ouvrage du Corrège ou du Guide. On ne peut mettre en doute que la perfection ne procure des plaisirs plus purs que ce qui n'en est que l'à peu près ; mais la perfection ne se voit que lorsqu'on a appris à la voir; il faut donc l'apprendre. Qu'on retourne la question comme on voudra, il faudra en venir à cette conclusion.
Apprendre à faire des analyses du principe des sensations musicales est sans doute une étude qui détourne l'attention de ce qui pourrait flatter les sens ; cette étude trouble le plaisir qu'on éprouverait à entendre de la musique ; mais qu'importe, si l'on ne fait que suspendre ce plaisir pour le rendre plus vif ! Chaque jour l'étude deviendra moins pénible, dès qu'on en aura contracté l'habitude, et le moment viendra où l'analyse se fera sans qu'on y prenne garde, et sans que les sensations en soient troublées. Si l'on pouvait se rendre compte des changements qui s'opèrent dans la manière de sentir et apprécier les beautés et les défauts des œuvres musicales par le seul fait de l'habitude, et indépendamment de toute connaissance positive, on remarquerait que, non seulement le goût se modifie, mais qu'on finit par faire jusqu'à un certain point de ces analyses dont je viens de parler, sans le savoir, et sans en connaître les règles. De là vient que des habitués des théâtres lyriques ont un jugement plus sûr que ceux qui n'assistent aux représentations d'opéras que de loin en loin. Il est évident que ce qu'on fait sans guide, on peut le faire mieux si l'on est guidé. Tout ce qu'on débite dans le monde et dans les livres sur la sensibilité naturelle pour les arts, et sur l'altération de cette sensibilité par l'observation, n'est ni fondé, ni raisonnable; mais la paresse s'accommode de ces préjugés.

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