Ch. 22 - De la poétique en musique.


Chapitre XXII
 

De la poétique en musique.






S'il n'y avait dans la musique qu'un principe de sensation vague, fondé seulement sur un rapport de convenance entre les sons, ayant pour unique résultat d'affecter plus ou moins agréablement l'oreille, cet art serait peu digne de l'attention publique ; car, n'étant destiné qu'à satisfaire un sens isolé, il ne mériterait pas plus de considération que l'art culinaire. Il y aurait en effet peu de différence entre le mérite d'un musicien et celui d'un cuisinier ; mais il n'en est point ainsi. Ce n'est pas seulement l'oreille qui est affectée par la musique ; si celle-ci réunit certaines qualités, elle émeut l'âme, d'une manière indéterminée à la vérité, mais plus puissamment que la peinture, la sculpture ou tout autre art.

Pourtant il faut avouer qu'il fut un temps où l'on croyait que satisfaire l'oreille était l'objet unique de la musique ; ce temps fut celui de la renaissance des arts. Tout ce qui nous reste de monuments de celui-ci, depuis le milieu du XIVe siècle jusqu'à la fin du XVIe siècle, n'a été composé évidemment que pour l'oreille. Mais que dis-je ? ce n'était même pas pour elle que les musiciens écrivaient alors ; c'était pour les yeux. Tout leur génie s'épuisait à arranger des sons dans des formes bizarres qui n'étaient sensibles que sur le papier. Les madrigaux, les motets, les messes, toute la musique enfin de ces premiers temps de l'art trouvait cependant des admirateurs, parce qu'on ne connaissait rien de mieux ; il ne faut jamais arguer des premiers essais d'un art pour en poser les règles.

Plus tard la musique devint plus agréable et plus faite pour flatter les sens ; tous les genres se ressentirent de cette tendance vers le gracieux. On la remarquait dans la musique instrumentale comme dans la vocale, et surtout dans l'opéra. Des airs et puis des airs composaient alors toute la durée d'un spectacle de plusieurs heures. C'est de cette musique prétendue dramatique qu'on a dit qu'elle était un concert dont le drame était le prétexte. L'art s'y était amélioré, mais.n'était point arrivé à son but. Pourtant cette musique plaisait à l'oreille, mais, ne faisant que cela, elle ne remplissait qu'une de ses conditions.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les idées se tournèrent vers la vérité de déclamation ; alors on voulut que la musique fût une langue, et le chant fut négligé pour le récitatif. Cela était bon en soi ; mais, à force de chercher la vérité de ce langage, on ne vit plus qu'une des formes de la musique ; on négligea les autres, et, au lieu d'opéras, on eut ce qu'on appelait des tragédies lyriques. Dans cette révolution, l'art avait évidemment changé d'objet ; il n'était plus possible de dire qu'il fût le plaisir de l'oreille : il fut décidé qu'il doit être celui de l'esprit ; car le principe fondamental du nouveau genre, celui qu'on opposait sans cesse à toute réclamation, était celui-ci : la vérité. Or, il est évident que la vérité ne s'adresse point à l'oreille ; l'esprit seul en jouit. Heureusement Gluck , qui mit ce système en vogue, était plus homme de génie que philosophe ; en cherchant cette vérité, jouissance de l'esprit, il trouva l'expression vraie, qui est celle du cœur. L'art se trouva par là plus près de son but.

Une fois qu'il fut convenu que la vérité est le principe de la musique comme de tous les arts, on voulut être toujours vrai. La musique est susceptible d'imiter certains effets, tels que le mouvement des flots, la tempête, le ramage des oiseaux, etc. ; on en conclut qu'elle est essentiellement imitative, et l'on ne vit point que cette faculté d'imiter n'est qu'un des cas particuliers de ses fonctions ; on ne remarqua point qu'elle est plus satisfaisante quand elle exprime les passions, la douleur, la joie, en un mot les diverses émotions de l'âme. Des milliers d'exemples auraient dû démontrer qu'elle est un art d'expression ; au lieu de cela, chacun en fit ce qu'il voulut.

Exprimer, dans le sens le plus étendu, c'est rendre sensibles les idées simples ou complexes et les affections de l'âme. La musique n'est guère susceptible que de la transmission de ces dernières ; cependant elle n'y est pas absolument bornée, comme on le verra par la suite.
Quand on dit que la musique exprime les affections de l'âme, on ne prétend pas qu'elle soit capable de rendre compte de ce qu'éprouve tel ou tel individu ; elle fait plus : elle émeut l'auditeur, fait naître à son gré des impressions de tristesse ou de joie, et exerce sur lui une sorte de puissance magnétique au moyen de quoi elle le met en rapport avec les êtres sensibles extérieurs. La musique n'est donc pas seulement un art d'expression, c'est aussi l'art d'émouvoir. Elle n'exprime qu'autant qu'elle émeut, et c'est là ce qui la distingue des langues, qui ne peuvent exprimer que pour l'esprit. Cette distinction fait voir en quoi consiste l'erreur de ceux qui ont cru qu'elle est une langue analogue à toute autre.

La musique émeut indépendamment de tout secours étranger ; la parole, les gestes n'ajoutent rien à sa puissance, seulement ils éclairent l'esprit sur les objets de son expression. Je sais qu'on m'objectera la force que reçoit l'expression musicale d'une prononciation nette et bien articulée de la parole ; mais il faut distinguer. S'il s'agit d'un mot, d'une exclamation qui peignent un sentiment vif ou une sensation profonde, l'accent que le chanteur y met en prononçant devient un moyen d'expression très actif ; moyen qui suffit pour émouvoir l'auditeur et qui affaiblit conséquemment l'action de la musique ; car nous ne sommes pas organisés de manière à percevoir plusieurs sensations à la fois par le même sens ; un effet ne peut se manifester en nous qu'aux dépens d'un autre. La puissance des paroles dans la musique, dont je viens de parler, se remarque surtout dans le récitatif. Là, il y a une alternative de victoires remportées par les paroles et par la musique ; c'est presque toujours dans les ritournelles que celle-ci reprend sa puissance.

Si les vers qui servent de base à la musique n'ont point pour objet un de ces sentiments vifs et profonds qui se peignent par quelques mots ; s'ils ont besoin de longs développements, la musique reprend toute sa supériorité ; alors, comme je viens de le dire, les paroles n'ont d'utilité que pour éclairer l'esprit. Dès que celui-ci est initié, ces paroles deviennent inutiles pour l'expression et ne servent plus qu'à faciliter l'articulation de la voix. La musique domine, et l'on n'écoute plus cette suite de syllabes qui frappent l'air sans s'adresser à l'auditeur. Ceci démontre que le reproche qu'on adresse quelquefois aux compositeurs de trop répéter les paroles n'est point fondé lorsque les répétitions ont pour but de donner à la musique le temps de passer par tous les degrés de la passion, ce qui est le point important. Remarquez qu'en parlant de l'effet de la musique sur l'auditeur, en pareille circonstance, je suppose que les sens de celui-ci sont assez exercés pour comprendre les intentions du musicien et les transmettre à son âme
.
De tout cela on peut tirer plusieurs conséquences : la première est que ce qu'on appelle communément l'expression des paroles n'est point l'objet essentiel de la musique. Je m'explique : ce que le poète lyrique met dans la bouche des personnages de son drame est la manifestation de ce qu'ils éprouvent ; mais de deux choses l'une :
  • ou ces personnages ressentent une passion qu'il faut faire partager à l'auditoire,
  • ou ils sont en danger, et il faut intéresser à leur sort.
Dans l'un et l'autre cas il faut émouvoir ; or, de tous les arts, le plus puissant pour y parvenir est la musique. Les paroles ne peuvent lui prêter qu'un faible secours ; il suffit que le public soit instruit de la situation des choses. S'il s'agit au contraire d'un état mixte où l'âme n'est point inerte, quoiqu'elle ne soit pas vivement émue, la musique se met en harmonie avec elle par la suavité de cantilènes un peu vagues, par la richesse des accompagnements et par la nouveauté de l'harmonie, qui produisent plutôt des sensations que des émotions. Dans ce cas l'action des paroles est encore plus faible. Enfin, s'il faut que la musique soit l'interprète de bons mots, de plaisanteries et de quolibets, on s'aperçoit au premier abord qu'elle y est complétement inhabile. Si le musicien ne veut rien dérober de l'esprit du poète, il s'efface pour le laisser paraître, et dès lors il est faible et contraint ; s'il s'obstine à y mettre du sien, il devient importun.
Je prévois des objections, car tout ceci n'est pas dans les idées reçues. Essayons d'aller au-devant et de les résoudre.
« Grétry, dira-on, Grétry, l'idole des Français pendant près de soixante ans, brilla précisément par cette faculté que vous refusez à son art, celle d'exprimer des paroles. Il mit souvent plus d'esprit dans sa musique que le poète dans ses vers, et c'est surtout par là qu'il s'est fait une brillante renommée. » Distinguons. Grétry, quoique faible harmoniste et musicien médiocrement instruit, avait reçu de la nature le don d'inventer des chants heureux, beaucoup de sensibilité musicale, et plus d'esprit que ses livres ne semblent en indiquer. Ce qui reste de lui maintenant, ce que les connaisseurs admireront encore quand les transformations de l'art et la mode auront fait disparaître pour toujours ses ouvrages de la scène, ce sont ses mélodies, véritables inspirations d'un instinct créateur, et cette sensibilité qui lui faisait trouver des accents pour toutes les passions. Quant à l'esprit qu'il se piquait d'avoir et qui consiste à faire ressortir un mot, à chercher des inflexions comiques, à sacrifier la phrase ou la période musicale pour ne pas nuire à la rapidité du dialogue, c'est peut-être quelque chose de fort bon dans un certain système, mais ce n'est pas de la musique. Cela plaisait autrefois à des spectateurs français, qui ne cherchaient que le vaudeville dans leurs opéras-comiques, et dont les organes n'étaient point façonnés pour entendre autre chose ; mais, à l'époque même où Grétry écrivait, les autres peuples de l'Europe entrevoyaient dans la musique un but plus noble que de se rapprocher de la parole, et d'affaiblir l'une pour se mettre à la portée de l'autre.

 « Tu parles trop pour un homme qui chante, tu chantes trop pour un homme qui parle» , disait Jules César à certain professeur de déclamation qui voulait faire servir la musique à seconder la parole : cette critique est applicable à tous les musiciens qui ont eu la faiblesse de se laisser diriger par des gens de lettres jaloux de la gloire de leurs hémistiches, et qui se persuadaient que leurs vers étaient ce qu'il y avait de plus important dans un opéra.

Ce n'est pas qu'on doive bannir l'esprit des paroles destinées à la musique, ni même de l'œuvre du musicien ; les meilleurs opéras italiens, français et allemands, offrent des traits où l'intonation musicale seconde heureusement la parole ; il suffit de se souvenir que ce n'est point l'objet essentiel de la musique. D'ailleurs, ces traits où la musique partage l'effet de la parole sont toujours de courte durée. Le musicien ne fait jamais briller le poète sans détourner l'attention de sa musique

On m'objectera encore qu'il y a beaucoup de morceaux comiques où l'articulation précipitée des paroles produit un bon effet ; on pourra même m'opposer des narrations qui n'ont pas empêché les hommes de génie de faire de bonne musique : ceci mérite d'être examiné.
  • Les opéras bouffes italiens sont remplis de morceaux qu'on appelle note et parole ; leur effet est vif, piquant, spirituel ; mais il ne faut pas s'y tromper : dans ces morceaux, la qualité des idées musicales est moins importante que le rythme. Les ouvrages de Fioravanti sont pleins de ces choses dont l'effet est parfait, quoique les pensées du musicien soient vulgaires ; c'est que le rythme en est excellent. Ce rythme est tout ce qu'on remarque. L'arrangement plus ou moins comique des paroles attire ensuite l'attention, et l'on finit par penser à peine à la musique, qui n'est plus qu'un accessoire. Remarquez d'ailleurs que l'accent bouffon de l'acteur et ses lazzi sont pour beaucoup dans l'effet de ces morceaux. Tout cela est bon à sa place ; mais, encore une fois, la musique n'y joue qu'un rôle secondaire
  • Quant aux narrations, elles sont de deux espèces.
  • Dans la première, le compositeur ne voulant pas mettre obstacle à l'articulation des paroles, évite de donner à la voix la phrase mélodique, jette l'intérêt dans l'orchestre sur un thème caractérisé, et ne donne à la voix qu'un débit presque monotone qui permet d'entendre distinctement ce que dit l'acteur. Dans ce cas, l'effet est complexe pour les auditeurs dont l'oreille est exercée, et leur attention se partage entre la scène et la musique ; les autres n'entendent que les paroles et peu ou point la musique.
  • L'autre manière de traiter la narration consiste à ne prendre du sujet que son caractère gai ou triste, tranquille ou animé, et à faire un morceau de musique où les paroles n'ont qu'une action secondaire, tandis que l'attention se porte sur l'œuvre du musicien ; tel est l'air admirable Pria che spunti, du Matrimonio segreto.
De quelque manière qu'on envisage l'union de la musique aux paroles, on voit qu'on ne peut sortir de cette alternative : ou la musique domine les paroles, ou les paroles dominent la musique. Il n'y a point de partage possible entre elles, à moins qu'elles ne soient assez faibles pour qu'on soit indifférent à l'une comme aux autres. La musique qui émeut exprime des situations, et non des paroles ; quand celles-ci se font remarquer, l'autre n'est plus qu'un accessoire ; dans le premier cas, l'âme est émue ; dans le second, l'esprit est occupé. L'une et l'autre choses sont bonnes quand elles sont employées à propos, car il n'est pas donné à l'homme d'être continuellement ému ; les émotions fatiguent ; il faut des repos, et surtout de la variété dans notre manière d'être.

Rien ne prouve mieux la faculté d'émouvoir que possède la musique, indépendamment de la parole, que les effets produits par la musique instrumentale. A la vérité, ces effets n'ont lieu que pour ceux dont l'éducation a été bien faite ; mais cela ne conclut rien contre cette proposition, car nos idées ne se développent que par l'éducation.
  • Quel est l'homme, quelque peu initié à cet art, qui n'ait été ému par les accents passionnés de la symphonie en sol mineur de Mozart ?
  • Quel est celui qui n'ait senti de l'élévation dans ses idées par le grandiose de la marche de la symphonie en ut mineur de Beethoven ?
On pourrait citer des milliers d'exemples semblables.
Mais, dira-t-on, la nature de ces émotions est vague et n'a point d'objet déterminé. Sans doute ; mais c'est précisément pour cela qu'elles ont tant d'action sur nous. Moins l'objet est évident, moins l'esprit est occupé, plus l'âme est émue ; car rien ne la distrait de ce qu'elle éprouve. Nos perceptions s'affaiblissent par leur multiplicité ; elles sont d'autant plus sensibles qu'elles sont plus simples.

Perdons l'habitude de comparer ce qui n'a point d'analogie, et de vouloir que tous les arts agissent de la même manière. La poésie a toujours un objet dont l'esprit s'empare avant que le cœur soit ému ; la peinture n'a d'effet qu'autant qu'elle nous présente avec vérité les scènes ou les objets qu'elle veut reproduire, et qu elle attaque notre conviction. On ne demande rien de tout cela à la musique :
- qu'elle nous émeuve, et c'est assez.
- Mais sur quel sujet ? 
- Peu m'importe.
- Par quels moyens ? 
- Je l'ignore ; je dis plus : je ne m'en inquiète guère.

Dira-t-on que cet art serait réduit à n'être qu'un plaisir des sens, s'il en était ainsi ? ce serait une erreur. Ainsi que l'amour, s'il a une action physique, il en a une morale aussi. On a souvent eu la fantaisie de comparer la musique à quelque chose, et personne n'a songé à la seule passion dont les symptômes et les effets sont analogues aux siens. Ainsi que l'amour, elle a ses douceurs voluptueuses, ses explosions passionnées, sa joie, sa douleur, son exaltation, et le vague, ce vague délicieux qui n'offre aucune idée déterminée, mais qui n'en exclut aucune. De ce qu'elle ne s'adresse pas à l'esprit, il ne s'ensuit pas qu'elle se borne à satisfaire l'oreille ; car l'oreille n'est que l'organe, et l'âme est le sujet. La musique n'a point par elle-même les moyens d'exprimer les nuances des passions fortes, telles que la colère, la jalousie ou le désespoir ; ses accents tiennent de tout cela, mais n'ont rien de positif. C'est aux paroles à éclairer l'auditeur ; dès que celui-ci est instruit, la musique suffit, car elle émeut. Le musicien ne doit donc pas perdre son temps à chercher les limites de nuances qu'il n'est pas en son pouvoir d'exprimer. Tous les conseils que Grétry a donnés à cet égard, dans ses Essais sur la Musique, sont illusoires.

Les principes de la poétique et de la philosophie de la musique sont très déliés, très difficiles à saisir, plus difficiles encore à présenter avec évidence ; de quelque manière qu'on les considère, on arrivera à cette conclusion que la musique n'est ni un art d'imitation ni une langue, mais l'art d'exprimer, ou plutôt d'émouvoir. 

Ceci posé, il devient évident que les partisans de telle ou telle manière, de telle ou telle école, de tel ou tel genre, ne comprennent pas l'objet de la musique. Les préférences que certaines personnes manifestent pour la mélodie, ou pour l'harmonie, ou pour les moyens simples, ou pour les modulations recherchées et multipliées, sont autant d'erreurs par lesquelles on prétend limiter l'action de l'art qui a besoin de toutes ces choses et de beaucoup d'autres. Gluck croyait qu'il est nécessaire de lier si bien le récitatif aux airs, qu'on ne puisse presque pas remarquer où commencent ceux-ci. Le résultat de son système devait être une certaine monotonie qui a peut-être fait vieillir trop vite ses chefs-d'œuvre dramatiques ; depuis quelques années on a reconnu que l'effet des morceaux gagne à ce qu'on sente bien où ils commencent, parce que l'attention de l'auditoire est plus grande, et l'on a cherché à les séparer du récitatif autant qu'on l'a pu. On n'a fait en cela que recommencer ce qui se pratiquait avant la révolution opérée dans la musique dramatique par le grand musicien qui vient d'être nommé. Mais de ce que la mode a changé, il ne faut pas croire que le système de Gluck fût absolument mauvais ; car, à la monotonie près, il y a dans ce système une vivacité d'expression dont l'application peut être excellente en beaucoup de circonstances, et qui est du domaine réel de l'art. La simplicité d'instrumentation a fait place, à une richesse qui tient quelquefois de la profusion ; faut-il condamner l'une ou l'autre ? Non ; car il est de certaines situations qui demandent de la simplicité, et d'autres qui exigent un plus grand développement de moyens. Enfin, tous les compositeurs de l'ancienne école ont considéré le luxe des fioritures comme destructif de l'expression dramatique ; dans la musique de nos jours, au contraire, on les multiplie à l'excès. Les partisans de l'ancienne tragédie lyrique affirment que cette dernière méthode est ridicule, en ce qu'elle est souvent en opposition avec les sentiments dont les personnages sont animés, et les amateurs de la musique nouvelle traitent de gothique celle qui n'est pas enrichie de ces brillantes fantaisies. Les uns et les autres ont tort ; les premiers, parce que la musique doit avoir des moments de repos et ne peut pas toujours exprimer ou émouvoir ; les autres, parce qu'il est telle situation où l'on ne pourrait employer les traits, les trilles, les groupes et les points d'orgue, sans détruire tout principe de vérité. Rossini, qui a multiplié dans sa musique les choses de ce genre plus qu'on ne l'avait fait avant lui, a fait voir qu'il sait y renoncer quand il en est temps, particulièrement dans le beau trio de Guillaume Tell.
 En un mot, émouvoir l'âme ou plaire à l'oreille étant le but, tous les moyens sont bons pour y parvenir ; il ne s'agit que de les employer à propos. Je ne connais aucun système, aucun procédé qui ne puisse avoir son effet : l'avantage qu'il y aurait à n'en rejeter aucun serait d'obtenir une variété qu'on ne rencontre à aucune époque de l'histoire de l'art, parce qu'on s'est toujours attaché à tel ou tel système à l'exclusion de tout autre.

A l'égard de la musique instrumentale, la carrière est encore plus étendue parce que l'objet est plus vague. Pour y réussir ou pour en juger, il est indispensable de se défendre- aussi de ces penchants ou de ces aversions qui ne prennent leur origine que dans nos préjugés. Il faut de la science, disent les uns ; il faut de la grâce surtout, disent les autres.

- Moi j'aime le brillant et les traits en notes rapides.
 - Moi je les déteste.
- Vive la musique sage et pure de Haydn !
- Non ; vive la pénétrante passion de Mozart !
- Eh non ! vive la verve originale de Beethoven !

  • Que signifie tout cela ?
  • Est-ce à dire que chacun de ces grands artistes, en ouvrant des routes nouvelles, ait eu moins ou plus de mérite que les autres ?
  • et parce qu'il en est un qui est venu le dernier et qui a fait des choses dont on n'éprouvait pas le besoin auparavant, faut-il en conclure que lui seul a connu le véritable objet de l'art ?
  • Ne voulez-vous qu'un genre ?
vous serez bientôt fatigués de ce qui d'abord aura fait vos délices.Quelque autre nouveauté viendra qui mettra en oubli l'objet de vos affections, et de cette manière l'art musical sera comme Saturne qui dévorait ses enfants. En marchant sans cesse vers un but qu'on n'atteindra jamais, on perdra sans retour le souvenir des routes qu'on aura suivies. Quelle extravagance de ne croire qu'en soi, et de s'imaginer qu'on a des sens plus perfectionnés ou un jugement plus sain que ceux par qui l'on a été précédé ! On sent autrement, on juge d'autre sorte, et voilà tout. Les circonstances, l'éducation, et surtout les préjugés nous obsèdent en tout ce que nous faisons, et ce sont les résultats de leur action que nous prenons pour ceux d'une raison supérieure. Encore une fois, ne rejetons rien de ce qui est à notre disposition, usons de tout à propos, et nous en serons plus riches.
Pour jouir des beautés passées de mode et pour en sentir le mérite, plaçons-nous dans la position où était l'auteur lorsqu'il écrivit son ouvrage ; rappelons-nous ses antécédents ; peignons-nous l'esprit de ses contemporains, et oublions pour un instant nos idées habituelles ; nous serons étonnés d'être devenus sensibles à des choses dont nous n'aurions pu reconnaître le mérite si nous nous fussions obstinés à prendre pour objet de comparaison les productions qui sont plus en rapport avec l'état actuel de l'art et avec nos penchants. Par exemple, si l'on veut juger du mérite de Haydn et de ce qu'il a fait pour les progrès de la musique, qu'on se fasse jouer une symphonie de Van Malder ou de Stamitz, ou un quatuor de Davaux ou de Cambini, et l'on verra un génie de premier ordre créer en quelque sorte toutes les ressources dont les compositeurs usent aujourd'hui. Que revenant ensuite à Beethoven pour le comparer au père de la symphonie, on examine les qualités qui brillent dans les ouvrages de l'un et de l'autre, et l'on se convaincra que si Beethoven l'emporte sur Haydn pour la hardiesse des effets, il lui est bien inférieur sous les rapports de la netteté de conception et de plan. On verra Haydn développant avec un art infini des idées souvent médiocres, en faire des merveilles de forme, d'élégance et de majesté ; tandis qu'on remarquera dans les productions de Beethoven un premier jet admirable et des pensées gigantesques qui, à force de développements puisés dans une vague fantaisie, perdent souvent de leur effet en s'avançant, et se terminent en faisant regretter que l'auteur n'ait pas fini plus tôt.
    Avec cette sage direction de ses impressions, chacun parviendra à se défaire de ses préjugés et de ses penchants exclusifs : l'art et les jouissances qu'il procure y auront gagné. Les artistes éclairés ont un avantage incontestable sur les gens du monde : celui de se plaire à entendre la musique des hommes de génie de toutes les époques et de tous les systèmes, tandis que les autres n'admettent que celle qui est en vogue et ne comprennent que celle-là. Les premiers ne cherchent dans la musique ancienne que les qualités qui sont de son essence ; mais les autres, n'y retrouvant pas leurs sensations habituelles, s'imaginent qu'elle ne peut en procurer d'aucune espèce. Il faut plaindre les hommes qui mettent ainsi des bornes étroites à leurs jouissances, et qui n'essaient même pas d'en agrandir le domaine ; il est vraisemblable que leur nombre diminuera dès que les compositeurs auront compris que tous les styles avec tous leurs moyens sont bons à employer, et lorsqu'ils se seront déterminés à refaire dans leurs ouvrages l'histoire des transformations de leur art.

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