Ch. 17 - De l'instrumentation


Chapitre XVII
 

De l'instrumentation.





     
L'instrumentation est l'art d'employer les instruments de la manière la plus utile pour en tirer le meilleur effet possible dans la musique.
Cet art peut s'apprendre avec le temps et l'expérience des effets; mais il exige, comme toutes les autres parties de la musique, une disposition particulière, un certain pressentiment du résultat des combinaisons. Le compositeur, en disposant l'ensemble de sa musique, en faisant en un mot ce qu'on appelle la partition, c'est à-dire la réunion de toutes les parties qui doivent concourir à l'effet, ne pourrait écrire qu'au hasard, s'il n'avait présents à la pensée la qualité des sons de chaque instrument, leur accent et les effets qui résultent de leurs combinaisons partielles ou totales. Quelquefois, il est vrai, on obtient des résultats qu'on n'avait point prévus; dans d'autres circonstances, ceux qu'on s'était efforcé de produire ne réussissent pas ; mais, en général, un compositeur habile parvient au but qu'il se propose dans l'arrangement de l'instrumentation.

Ce n'est pas une des moindres merveilles de la musique que cette faculté de prévoir par la seule force des facultés intellectuelles l'effet d'un orchestre dont on dispose l'instrumentation, comme si cet orchestre jouait réellement pendant le travail de l'artiste; c'est cependant ce qui a lieu chaque fois qu'un compositeur imagine un morceau quelconque ; car le chant, les voix qui l'accompagnent, l'harmonie, l'effet des instruments, tout enfin se conçoit d'un seul jet, toutes les fois qu'un musicien est né véritablement digne de ce nom. Quant à ceux qui n'imaginent les choses que successivement, on peut assurer que leurs conceptions musicales resteront toujours dans des bornes étroites. Tel était Grétry, qui avait le génie de l'expression dramatique et celui des chants heureux, mais qui, n'étant que médiocrement musicien, ne pouvait se former tout d'un coup l'idée de l'ensemble d'un morceau. Mais Haydn, Mozart, Beethoven, Cherubini, Rossini, n'ont jamais été forcés d'y revenir à deux fois pour comprendre les effets qu'ils voulaient produire.

Il est un genre de connaissances matérielles qui n'est pas moins utile au compositeur; c'est celui des moyens propres de chaque instrument, des traits qu'ils peuvent exécuter et de ceux qui leur offriraient des difficultés insurmontables. Ce genre de connaissances peut facilement s'acquérir, ou par la lecture des partitions, ou par les leçons d'un maître, ou, mieux encore, par la culture de quelques uns de ces instruments. Le soin que prend le compositeur de ne mettre dans chaque partie que ce que les artistes peuvent jouer avec facilité tourne au profit de l'exécution de sa musique.

Rarement on fait usage d'un seul instrument de chaque espèce dans l'instrumentation ; presque toujours les clarinettes, les hautbois, les bassons, les cors, les trompettes s'emploient deux à deux ; cependant on écrit quelquefois une partie de flûte seule, lorsqu'elle doit s'unir à des parties de clarinettes ou de hautbois. Quelquefois aussi les cors sont au nombre de quatre; mais dans ce cas on les dispose de telle sorte que deux jouent dans un ton et deux dans un autre. Dans les morceaux qui demandent de l'éclat et de la force, on ajoute deux parties de trompettes aux parties de cors. Le trombone ne s'emploie point seul; il est ordinaire de réunir le trombone alto, le ténor et la basse. Le système général des instruments à vent, dans une ouverture ou dans un grand morceau dramatique, se compose de deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes, deux ou quatre cors, deux trompettes, trois trombones et deux bassons. On y joint presque toujours deux timbales.
Deux parties de violons, une ou deux parties de violes, violoncelle et contrebasse, composent l'ensemble des instruments à cordes d'une symphonie, et de toute espèce de musique à grand orchestre. Le nombre d'instrumentistes qu'on réunit à chaque partie de violon est indéterminé. Il peut être de huit, dix, douze et même de vingt. Les parties de violes, de violoncelle et de contrebasse sont jouées aussi par un certain nombre d'artistes.

Mozart, Haydn et quelques autres compositeurs distingués variaient le système d'instrumentation de leurs morceaux; quelquefois ils n'employaient que les hautbois et les cors comme instruments à vent; d'autres fois les flûtes et les clarinettes remplaçaient les hautbois ; d'autres fois enfin toutes les richesses de l'orchestre étaient réunies. D'heureuses oppositions d'effets résultaient de cette variété.
Dans la nouvelle école, tous les moyens sont toujours réunis pour obtenir le plus grand effet possible, quel que soit le caractère du morceau. Chaque partie de la composition, prise isolément, est plus brillante, grâce à cette profusion de moyens ; mais une certaine monotonie est la suite inévitable de l'uniformité de ce système. Malheureusement il en est de ce défaut comme de celui de l'abus du bruit, il a fini par devenir un mal nécessaire. Accoutumée à ce luxe d'instrumentation, l'oreille, bien qu'elle en soit souvent fatiguée, trouve faible ce qui en est dépourvu. Rien n'est plus funeste à l'effet de la musique que de fatiguer les sens par des émotions fortes trop prolongées ou trop répétées; le palais d'un gourmand, lorsqu'il est usé par les sauces relevées et par le piment, trouve que les mets simples et naturels manquent de saveur.

Les accompagnements d'une musique bien faite ne se bornent point à soutenir le chant par une harmonie plaquée; souvent on y remarque un ou deux dessins qui semblent au premier abord devoir contrarier la mélodie principale, mais qui, dans la réalité, concourent à former avec elle un tout plus ou moins satisfaisant. Ces systèmes d'accompagnements figurés peuvent importuner une oreille peu exercée, mais ils complètent le plaisir des musiciens instruits et des amateurs éclairés. Quelquefois ils deviennent la partie la plus importante du morceau, et les voix leur servent en quelque sorte d'accompagnement. Cela se remarque dans ces airs bouffes italiens qu'on désigne par ces mots : note et parole, et dans les chœurs. Dans ces circonstances, il est nécessaire que les formes de l'accompagnement soient gracieuses et chantantes, ou sémillantes et vives. Les œuvres de Mozart, de Cimarosa et de Paisiello renferment des choses charmantes en ce genre. Parmi les ouvrages français, les opéras de M. Boieldieu sont remplis de ces sortes d'accompagnements spirituels.

Les instruments de cuivre, tels que les cors, trompettes, trombones et ophicléides, ont acquis une importance qu'ils n'avaient pas autrefois; Méhul et Cherubini ont commencé à la lui donner; Rossini a achevé la révolution, et a enrichi l'emploi de ces instruments d'une foule de combinaisons et d'effets qui étaient inconnus avant qu'il écrivît. Employés avec sobriété, ces mêmes effets augmenteront beaucoup la puissance de la musique dans certaines circonstances où l'emploi des moyens ordinaires est insuffisant.

Après avoir jeté un coup d'œil sur les riches combinaisons d'effets dont on a poussé l'usage jusqu'à l'abus depuis quelques années, une question se présente; la voici :
abstraction faite des créations du génie, que fera-t-on maintenant pour continuer la marche progressive des effets dont on est devenu si avide ? Espère-t-on en obtenir de nouveaux en augmentant le bruit ?
Non, car la sensation du bruit est celle qui est le plus promptement suivie de fatigue. D'un autre côté, il y aurait peut-être beaucoup de difficulté à ramener le public à la simplicité d'instrumentation de Cimarosa et de Paisiello, car il faudrait bien plus de génie pour faire adopter cette marche rétrograde qu'il n'en a fallu pour nous conduire au point où nous sommes.
Que reste-t-il donc à faire?
Il me semble qu'on peut l'indiquer ; voici mes idées à cet égard.
La variété, comme on sait, est ce qu'on désire le plus dans les arts et ce qui est le plus rare. Le moyen d'obtenir le meilleur effet de l'orchestre serait donc d'établir cette variété dans l'instrumentation, au lieu d'adopter un système uniforme, comme on l'a toujours fait.
  • Tous les opéras du XVIIe siècle ont pour accompagnement des violons, des violes, et des basses de viole.
  • Au commencement du XVIIIe siècle, l'accompagnement consiste en violons, basses, flûtes ou hautbois; successivement les ressources augmentent, mais les formes de l'instrumentation sont toujours les mêmes tant qu'un système est en vigueur.
  • De nos jours il est rare de trouver un air, un duo, une romance même, qui n'aient pour accompagnement deux parties de violons, altos, violoncelles, contrebasses, flûtes, hautbois, clarinettes, cors, trompettes, bassons, timbales, etc.
Quelle source de monotonie qu'une semblable obstination à reproduire sans cesse les mêmes sons, les mêmes accents, les mêmes associations !
Pourquoi, avec des moyens bien plus développés, ne donnerait-on pas à chaque morceau une physionomie particulière, par la différence de sonorité des instruments ?
On aurait des airs, des duos, des romances, des quatuors même accompagnés par des instruments à cordes de différentes espèces, ou même d'une seule, tels que des violoncelles ou des violons et altos; on pourrait diviser le système des instruments à cordes en deux : une partie serait à sons soutenus, une autre à sons pincés. On pourrait également employer des flûtes ou des clarinettes seules; des hautbois avec des cors anglais et des bassons; des associations d'instruments de cuivre, tels que les trompettes ordinaires, trompettes à clefs, cors, ophicléides et trombones. Cette variété, que je propose, pourrait être établie, non seulement dans des morceaux différents, mais même dans le cours d'une scène. La réunion de toutes les ressources aurait lieu dans les situations fortes, dans les finales, etc., et l'on en tirerait d'autant plus d'effet que cette réunion serait plus rare.

Tout cela, dira-t-on, n'est pas le génie. Je le sais; il est heureux qu'il en soit ainsi; car s'il y avait des procédés pour faire de bonne musique, l'art serait peu digne de fixer l'attention des esprits élevés.
Mais pourquoi n'offrirait-on pas à ce génie, sans lequel on ne peut rien, toutes les ressources que l'expérience ou la réflexion font trouver? Pourquoi borner son domaine?
Réduisez Mozart et Rossini au quatuor de Pergolèse, ils trouveront de beaux chants, une harmonie élégante, mais ils ne pourront produire les effets si énergiques que vous admirez dans leurs compositions.
Comment supposer l'existence de Don Juan et de Moïse avec des violons, altos et basses ?
N'en doutons pas, les beaux effets qu'on y trouve sont le résultat d'un orchestre formidable et du génie qui a su le mettre en œuvre.

Les grands maîtres des anciennes écoles ont aussi inventé des effets d'un autre genre avec des moyens bien plus simples ; et voilà pourquoi je demande qu'on ne renonce point à ces moyens. Je désire qu'on use de tout ; le reste est l'affaire du talent. Tout le monde a remarqué qu'au théâtre les morceaux sans accompagnement plaisent toujours quand ils sont bien chantés; cet effet est une conséquence naturelle d'un changement de moyens indépendant même de la manière plus ou moins heureuse dont le compositeur les emploie. Qu'on essaie du même procédé à l'égard de l'instrumentation, et l'on verra disparaître cette fatigue qui se fait toujours sentir vers la fin de la représentation d'un opéra de longue durée, quelque beau qu'il soit.

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