Ch. 8 - Des réformes proposées pour la notation de la musique.


Chapitre VIII
 

Des réformes proposées pour la notation de la musique.





Depuis près de cent cinquante ans, une multitude de projets de notation ont été proposés pour la musique, et les auteurs de ces projets les ont tous présentés comme préférables, plus faciles à comprendre, ou plus rationnels que la notation maintenant en usage. Cependant aucune innovation de cette espèce n'a été accueillie avec faveur, et la notation usuelle, objet de tant d'attaques et de si amères critiques, est toujours sortie victorieuse des luttes où elle a été engagée.

A quelles causes faut-il attribuer la persistance des musiciens à se servir d'une notation dont on leur a si souvent indiqué les défauts réels ou supposés, et leur dédain pour des systèmes qu'on leur présentait comme meilleurs? C'est ce qu'il s'agit d'examiner ici. Et d'abord, il est nécessaire de faire connaitre les principales objections qui ont été faites contre la notation en usage. J. J. Rousseau, qui a aussi proposé un système plus connu que les autres, à cause de la célébrité de son auteur, a résumé en ces termes ce qui a été cent fois répété sur le même sujet :
"Cette quantité de lignes, de clefs, de transpositions, de dièses, de bémols, de bécarres, de mesures simples et composées, de rondes, de blanches, de noires, de croches, de doubles, de triples croches, de pauses, de demi-pauses, de soupirs, de demi-soupirs, de quarts de soupirs, etc., donne une foule de signes et de combinaisons, d'où résultent deux inconvénients principaux, l'un d'occuper un trop grand volume, et l'autre de surcharger la mémoire des écoliers, de façon que l'oreille étant formée, et les organes ayant acquis toute la facilité nécessaire, longtemps avant qu'on soit en état de chanter à livre ouvert, il s'ensuit que la difficulté est toute dans l'observation des règles, et non dans l'exécution du chant (1)."
Et dans un autre endroit (2) :
" Tout le monde, excepté les artistes, ne cesse de se plaindre de l'extrême longueur qu'exige l'étude de la musique avant que de la posséder passablement; mais comme la musique est une des sciences sur lesquelles on a le moins réfléchi, soit que le plaisir qu'on y prend nuise au sang-froid nécessaire pour méditer, soit que ceux qui la pratiquent ne soient pas trop communément gens à réflexion, on ne s'est guère avisé jusqu'ici de rechercher les véritables causes de sa difficulté, et l'on a injustement taxé l'art même des défauts que l'artiste y a introduits. "

Ces paroles ont été paraphrasées, amplifiées et commentées par tous ceux qui ont proposé des systèmes de notation différents de celui qui est en usage. A les entendre,
  • la lecture de la musique, suivant ce système, serait entourée de difficultés qu'on ne parviendrait à surmonter qu'après y avoir employé une grande partie de la vie; 
  • enfin, il n'y aurait qu'un petit nombre d'adeptes qui parviendraient à la connaissance parfaite de toutes les combinaisons des signes de la notation, et qui pourraient en faire une immédiate application dans la pratique.

Malheureusement pour ceux qui émettent de telles opinions, les faits démontrent invinciblement qu'ils ne sont pas dans le vrai; car rien n'est plus ordinaire que de voir des enfants qui lisent la musique avec autant de facilité que des musiciens expérimentés. Les conservatoires de Paris, de Bruxelles, et d'autres, ont présenté depuis cinquante ans des milliers d'exemples de ces jeunes lecteurs à qui la notation de la musique dans tout son ensemble est aussi familière que l'alphabet de leur langue. D'ailleurs, il suffit de remarquer le nombre immense, non seulement de musiciens de profession, mais d'amateurs, qui lisent couramment toute espèce de musique, pour avoir la conviction que la notation usuelle n'est pas ce que disent les inventeurs et propagateurs de notations différentes, et que leur point de départ est une supposition gratuite.

Mais ce n'est pas seulement sa difficulté qu'on reproche à la notation ordinaire de la musique: certaines personnes en considèrent le système comme défectueux. Tous ceux qui ont proposé de nouveaux signes ont fait une longue énumération des défauts qu'ils ont cru remarquer parmi ceux qui sont en usage. L'un d'eux s'est exprimé à cet égard dans les termes suivants :
" On ferait un volume de tout ce qui e été depuis longtemps dit ou écrit, de fondé, au sujet des vices de cette notation; vices qui sont tels que si les musiciens seuls sont à même de les signaler en détail et de les apprécier, tout homme judicieux peut en affirmer l'énormité d'après les moindres notions de l'art de la musique."
"Que l'on compare en effet l'objet si pauvre, on peut le dire, de la notation musicale, l'indication de la valeur des sons sous le double rapport, 1° de leur acuité plus ou moins grande, 2° de leur durée, à la multitude et à la diversité des signes que présente une page de musique ordinaire, et l'on sera autorisé à induire de ce simple rapprochement une disproportion monstrueuse entre les moyens et la fin de cette notation (3)"
Chose singulière ! un langage à peu près semblable tenu par tous les réformateurs au profit de le notation de la musique, depuis près de cent cinquante ans, n'a pas trouvé de contradicteurs. Les musiciens eux-mêmes ont fait bon marché de cette notation, dont ils se servent tous les jours sans embarras; et la seule objection qu'on a opposée aux critiques a été qu'il était impossible de refaire tout d'un coup l'éducation musicale de tous les artistes et de tous ceux qui lisent la musique par la notation ordinaire; enfin, qu'une réforme complète anéantirait toute la musique notée par les procédés ordinaires. Ces objections font très bien comprendre ce qui doit supposer au succès d'une notation nouvelle, et ce qui rend impossible son adoption; mais n'y avait-il pas de réponse solide à. faire aux allégations contre la notation habituelle, et ne devait-on pas examiner si elles sont fondées, au lieu de faire tout d'abord de dangereuses concessions aux novateurs? Ce qu'on n'a point fait, je l'entreprends ici, certain de démontrer, non seulement que le système de la notation actuelle n'a pas tous les défauts qu'on lui attribue, mais qu'elle est une des inventions humaines qui remplissent le mieux l'objet auquel elles sont destinées.

Pour procéder avec ordre, je pense qu'il faut d'abord examiner s'il y a des signes dans la notation pour exprimer toutes les nuances d'intonation admises dans la musique pour toutes les durées des sons, pour tous les silences; ensuite s'il y en a pour tous les accents de force, de ténuité, de moelleux, de légèreté, d'augmentation, de diminution, de ralentissement, d'accélération, de passion et de calme, sous lesquels les sons peuvent se produire à l'oreille; enfin, s'il n'y a point de signes surabondants pour ces choses. Dans le cas ou j'arriverais à une solution affirmative sur toutes ces questions, il ne resterait plus qu'à examiner un point essentiel à quoi personne n'a songé, à savoir, si les combinaisons des signes se présentent à l'œil de manière à représenter nettement à l'esprit, par la diversité de leur aspect, les circonstances des combinaisons des sons et des silences qui doivent être rendues dans l'exécution, et si cette diversité même, qu'on a objectée, n'est pas précisément ce qui assure à notre notation une incontestable supériorité sur toutes celles qui ont été proposées.

Y a-t-il des signes pour exprimer toutes les nuances d'intonation admises dans la musique?
Oui, et les signes les plus simples qu'on pût imaginer, puisqu'ils ne consistent qu'en un point noir ou un petit cercle de dimensions sensibles à l'œil, et qu'ils ne laissent aucun doute dans l'esprit sur leur signification, à cause de leur position plus ou moins élevée sur les lignes parallèles de la portée qui représentent comme les degrés d'une échelle, et à cause de la diversité des clefs qui déterminent pour chaque degré une intonation donnée. Que si l'on eût tracé d'une manière permanente autant de lignes parallèles qu'il en faut pour représenter, non tout le système des sons, depuis le plus grave jusqu'au plus aigu, ce qui n'est jamais nécessaire, mais tous ceux d'une voix ou d'un instrument, la lecture serait devenue fort difficile, ou plutôt impossible. On peut juger de cette difficulté par les éditions publiées à Rome, dans le XVIIe siècle, des œuvres de Frescobaldi pour l'orgue et le clavecin. La partie de la main droite y est notée sur une portée de six lignes, et celle de la main gauche sur une autre portée dont le nombre de lignes s'élève jusqu'à huit. J'ai vu les plus habiles pianistes et organistes arrêtés par les difficultés de cette notation jusqu'à ne pouvoir plus reconnaître une seule note sans un pénible travail.
Il suit, de ce qui précède que les lignes additionnelles, en dessus et au-dessous de la portée, sont un moyen très ingénieux et très commode, parce que leur nombre, facile à distinguer quand il n'est pas trop multiplié, indique avec beaucoup de clarté l'intonation des notes placées en dehors de la portée. On a obvié d'une manière très simple à la multiplicité des lignes additionnelles pour les sons très aigus ou très graves, en indiquant au-dessus ou au-dessous des notes une transposition d'octaves par un 8 suivi d'un trait prolongé sur tout le passage en notes très aiguës et très graves. Les clefs d'octaves de sol et de fa, mises en usage par quelques auteurs depuis un certain nombre d'années, atteignent le même but et parlent aussi clairement aux yeux.
Les dièses, les bémols et les bécarres, objets des plus amères critiques des réformateurs . ne sont qu'un moyen de simplification. En réalité, il n'y a pas plus de sons d'ut dièse que de bémol dans la nature; il n'y a qu'un son plus élevé que ut et plus bas que , plus élevé que fa, et plus bas que sol, etc. Mais s'il avait fallu placer ces sons intermédiaires sur la portée, les lignes se seraient multipliées, et les inconvénients de cette multiplicité, signalés plus haut, se seraient reproduits. Ce fut donc une idée fort ingénieuse que celle de la supposition de notes altérées et rendues à leur situation primitive d'une manière systématique et régulière par l'effet des dièses, des bémols et des bécarres, et de tout le système de tonalité, qui en est la conséquence immédiate. Qu'importe que ce système ne soit qu'une fiction, si cette fiction est saisie facilement par l'intelligence la plus ordinaire, si l'usage de ces signes ne laisse aucun doute dans l'esprit, et si l'œil peut les discerner d'une manière non équivoque, ainsi que le démontrent les innombrables épreuves faites dans les écoles! Il y a tant de régularité dans l'enchaînement et dans la coordonnance de tous ces signes d'intonation,, conformément à notre système de tonalité, qu'au lieu de rejeter leur emploi dans la notation, il faudrait rendre hommage à la belle et féconde idée qui leur a donné naissance.
Les clefs ont été et sont encore en butte à des attaques plus sérieuses que celles qu'on a dirigées contre les autres parties de la notation. Au premier aspect, les arguments qu'on oppose à leur usage paraissent plausibles. Eh quoi ! dit-on, ce n'est pas assez que le lecteur soit obligé de reconnaître chaque note sur les lignes ou dans les espaces de la portée, et de se rappeler immédiatement les intonations qui appartiennent à chacune de ces notes? il faut encore que les noms de celles-ci varient comme leurs intonations, par l'effet de la variété des clefs, et que l'esprit flotte incertain entre tous ces noms de notes attribués aux mêmes signes et aux mêmes positions sur la portée !
Parmi les adversaires des clefs, ceux qui n'ont pas voulu changer absolument le système de la notation, mais seulement le modifier, ont proposé d'en réduire le nombre; on a même été jusqu'à prétendre que la clef de sol pouvait suffire, et l'on s'est persuadé que la suppression de toutes les autres serait une amélioration dans l'art d'écrire et de lire la musique, parce que cet art serait plus facile à apprendre. Que serait-il résulté d'une semblable réduction, si elle eût été adoptée? Je vais le dire, en commençant par l'exposé des principes qui ont fait adopter la diversité des clefs.
Dans l'origine, et lorsque la portée n'était composée que d'une ou de deux lignes, on plaçait au commencement de celle-ci une lettre qui indiquait la position d'une note destinée à faire reconnaître les autres par le plus ou moins d'éloignement de ce point de départ. Ainsi, l'on mettait
sur une de ces lignes f pour fa, c pour ut, g pour sol, et d pour . Plus tard, lorsque la portée, composée de quatre ou cinq lignes, ne laissa plus de doute sur la position des notes, les clefs remplacèrent les lettres. L'une de ces clefs, placée au commencement de la portée, désigna la position d'une seule note qui servit à faire reconnaître les autres; en sorte qu'il n'y eut plus qu'une seule clef au commencement de la portée, au lieu de deux ou trois lettres superposées qu'il y avait auparavant.
La musique ayant été d'abord destinée principalement aux voix, et l'étendue des voix ordinaires n'étant que d'un intervalle de dixième ou de onzième, pris à différents diapasons, la portée de cinq lignes suffisait pour renfermer toutes les notes de chaque genre de voix. Il ne s'agissait que de représenter chacun de ces genres de voix par une clef particulière. Or, les anciens compositeurs avaient très bien remarqué que la nature a établi beaucoup de variété dans les voix, et que depuis la basse jusqu'au premier dessus il y a plusieurs voix intermédiaires plus ou moins graves, plus ou moins élevées : cette considération les conduisit à représenter, comme je viens de le dire, chaque genre de voix par une clef particulière. C'est ainsi que la clef de fa sur la quatrième ligne fut attribuée à la basse la plus grave; la même clef sur la troisième ligne appartint à la basse la plus élevée, improprement appelée baryton; le ténor eut la clef d'ut sur la quatrième ligne; le ténor plus élevé la même clef sur la troisième ligne; le contralto la même sur la deuxième; le mezzo-soprano, ou second dessus, la même sur la première; le soprano, ou premier dessus, la clef de sol sur la deuxième ligne. Par cet arrangement et par le peu d'étendue des voix, l'emploi des lignes additionnelles était évité. A l'égard de la clef de sol sur la première ligne, elle était réservée aux parties de violon, de flûte et de hautbois, qui s'élèvent au-dessus des voix les plus aiguës. La succession des clefs, depuis la voix la plus grave jusqu'à l'instrument le plus aigu, offrait, comme on voit dans l'exemple suivant, une progression de tierces ascendantes (4).

L'invention de l'opéra ayant fait passer de mode la musique de chant à grand nombre de voix différentes, et lui ayant fait substituer les airs à voix seule avec accompagnement d'instruments, les parties vocales ne furent plus renfermées dans des limites si étroites; elles s'étendirent au grave et à l'aigu. D'autre part, les parties instrumentales prirent aussi de l'extension. De tout cela résulta que les lignes additionnelles devinrent nécessaires et se multiplièrent insensiblement. Dès lors plusieurs clefs devinrent inutiles et cessèrent d'être en usage. C'est ainsi que la clef de fa sur la troisième ligne disparut, parce que ses notes élevées furent représentées par des lignes additionnelles à la même clef sur la quatrième ligne. La clef d'ut sur la deuxième ligne ne représentant qu'une rare variété de la voix qui tient le milieu entre le ténor élevé ou alto et le mezzo soprano, la partie de cette voix fut écrite, tantôt à la clef d'ut sur la troisième ligne, tantôt à la même clef sur la première; et la clef sur la deuxième cessa d'être en usage. La clef de sol sur la première ligne cessa aussi d'être employée quand l'usage des lignes additionnelles se fut établi; cette clef, qui ne représentait d'ailleurs que la double octave de la clef de fa sur la quatrième ligne, n'était point utile. La clef de sol sur la deuxième ligne est donc devenue la seule dont on fasse usage pour les instruments aigus.
De nos jours, la partie vocale du dessus a pris une si grande extension vers les sons élevés, qu'il y a plus d'avantage à se servir de la clef de sol pour ce genre de voix que de la clef d'ut sur la première ligne, qui exige un plus grand nombre de lignes additionnelles pour les sons élevés. L'emploi de cette dernière clef devient donc chaque jour plus rare, et il va lieu de croire qu'il cessera complètement. Quatre clefs seulement peuvent donc être considérées comme étant d'un usage habituel : ces clefs sont celles de sol pour les instruments aigus et pour les voix de femmes ou d'enfants; la clef d'ut sur la troisième ligne pour la viole en alto; la même clef sur la quatrième pour la voix de ténor et pour quelques cas de la musique de violoncelle ou de basson; enfin, la clef de fa pour les voix de basse et les basses instrumentales. Les réformateurs les plus modérés ont proposé souvent de réduire ce nombre à deux, c'est-à-dire aux clefs de sol et de fa, qui, au moyen des lignes additionnelles, embrassent toute l'étendue de l'échelle des sons, depuis les plus graves jusqu'aux plus aiguës. Ils n'ont pas vu que les voix et les instruments intermédiaires ne pourraient plus être notés dans ce cas qu'au moyen de deux clefs, l'une pour les sons graves, l'autre pour les sons élevés. Tels sont le ténor et l'instrument appelé viole ou alto, dont les parties ne pourraient être notées sans employer alternativement la clef de fa et la clef de sol; à moins qu'on n'écrivît le tout à la clef de sol, en faisant exécuter une octave plus bas que ne l'indiquerait le diapason réel des notes, comme cela a lieu dans la fausse notation de la musique de guitare, depuis qu'on a cessé de faire usage de la tablature de cet instrument. Dans ces derniers temps, les éditeurs de musique, ayant pour but de rendre facile la lecture de toute musique, afin d'en vendre davantage, ont fait précisément ce que je viens de dire en faisant graver toutes les parties de chant des opéras à la clef de sol; mais par cela ils ont persuadé à tous les amateurs que le ténor est à l'unisson du soprano, et la basse à l'unisson du second dessus ou du contralto, tandis que ces voix sont réellement à l'octave l'une de l'autre. Cette réforme prétendue a un inconvénient bien plus considérable que la multiplicité des clefs, car les signes d'une même clef prennent ainsi une double signification.
Si les quatre clefs que j'ai indiquées suffisent en l'état actuel de l'art pour écrire toute espèce de musique, il est cependant nécessaire qu'un musicien les connaisse toutes, car la transposition, si fréquente dans l'accompagnement du chant, exige qu'on fasse usage même de celles qui ne sont plus employées dans la notation, telles que la clef d'ut sur la deuxième ligne, et la clef de fa sur la troisième. Cette opération de la transposition, dans laquelle il faut supposer le ton à une seconde, une tierce, une quarte au-dessous de ce qui est écrit, serait inexécutable s'il fallait la faire sur chaque note, tandis qu'elle devient facile par la supposition d'une clef qu'on s'est accoutumé à lire. Supposons, par exemple, qu'un morceau soit écrit à la clef de sol en ut, et qu'on doive le transposer une tierce plus bas. c'est-à-dire en la : on remplace par la pensée la clef de sol par la clef d'ut sur la première ligne, et la transposition est faite, ayant seulement à mettre les demi-tons à leur place par la supposition des dièses nécessaires. Si la transposition doit être une quinte plus bas, on suppose la clef d'ut sur la deuxième ligne; en sorte que l'opération, si difficile en apparence, de la transposition, consiste seulement à trouver la clef qui, sans rien changer à la notation, représente le ton demandé. Cette connaissance des clefs, épouvantail de tous les mauvais musiciens, est au fond facile à acquérir; six mois d'études suffisent pour la posséder si l'enseignement est bon.
La diversité des clefs, considérée comme un défaut du système ordinaire de la notation, en fait, au contraire, un tout complet et logique en ce qui concerne les signes des intonations. Cette partie de l'art n'a jamais été attaquée que par de médiocres musiciens, qui ont rendu la séméiologie musicale responsable de leur inaptitude et de leur paresse. D'après tout ce qui précède, il est donc évident qu'on est fondé à répondre affirmativement à cette question : Y a-t-il des signes pour représenter toutes les nuances d'intonations admises dans la musique?

Examinons maintenant cette autre :  

Y a-t-il des signes dans la notation pour toutes les durées des sons et pour tous les silences ?
Oui, et ces signes sont d'autant meilleurs que les différences tranchées de leur aspect n'exposent pas l'œil à se tromper, et ne laissent pas l'esprit dans l'incertitude. Une grande netteté de conception se fait remarquer dans le système de ces signes en ce qu'on ne leur a attribué qu'une valeur comparative, laissant au mouvement déterminé à leur donner une valeur absolue. Si l'on avait voulu donner à chaque signe une valeur invariable, il aurait fallu figurer une multitude innombrable de ces signes pour tous les cas possibles de durée des sons ou des silences; l'intelligence la plus prompte et la mémoire la plus fidèle ne seraient jamais parvenues à faire une rapide et juste application de tant de signes divers. Ce fut donc une belle et heureuse idée que cette division de la valeur des signes du temps musical en signes de durées relatives, et en classification de mouvements déterminés d'une manière mathématique par le métronome.
C'est aussi une heureuse conception qui a permis de se servir du signe d'intonation, diversement modifié dans sa forme, mais non dans sa position sur la portée, pour représenter la valeur métrique de cette intonation.
Ce genre de combinaison a l'avantage de ménager la multiplicité des signes, quoi qu'en aient dit les détracteurs de la notation, et de rendre en même temps ces signes sensibles à l'œil, de telle sorte qu'il ne peut jamais y avoir d'équivoque.

Y a-t-il des signes dans la notation de la musique pour tous les accents de force, de douceur, de moelleux, d'énergie, de diminution, d'augmentation, de ralentissement, d'accélération, etc., qui peuvent être nécessaires dans l'exécution de la musique ?
Oui; et tel est l'avantage de la précision de ces signes, que ceux mêmes qui ont essayé de faire substituer de nouveaux systèmes de notation à celui qui est en usage, n'ont pas songé à changer cette partie de celui-ci. Rien ne se fait d'un seul jet pour l'usage d'un art qui va se modifiant sans cesse; de là vient que la collection de ces signes d'accent et de mouvement devient chaque jour plus nombreuse, et que quelques uns disparaissent comme étant l'expression de certaines choses que les variations de goût ont fait abandonner; mais on peut affirmer qu'il n'est point d'effet de musique qui ne puisse être indiqué par quelqu'un des signes qu'on possède aujourd'hui.

Une dernière question se présente à l'égard de la notation :

N'y a-t-il pas surabondance de signes dans cette notation, et plusieurs d'entre eux n'ont-ils pas une signification identique ?

La solution de cette question est de grande importance, si l'on veut apprécier à sa juste valeur le reproche si souvent fait à la notation d'une trop grande multiplicité de signes.
L'abondance des signes est sans doute un mal quand plusieurs ont le même résultat, la même signification. Ainsi la langue française, qui manque de lettres pour certains sons, a le défaut non moins considérable d'en produire d'autres par plusieurs lettres différentes; par exemple, cabinet, kaléidoscope, qualité. Quelquefois même le son des lettres est changé; par exemple, le t, dans motion, se prononce comme s redoublée de passion, s simple de pension, et c d'alcyon. Ce sont là de grands défauts qui tirent en général leur origine de l'étymologie. Rien de semblable n'existe dans la musique : si l'on y trouve beaucoup de signes, chacun d'eux a une signification spéciale, et la confusion n'existe pas, car il n'y a pas similitude d'emploi.


 

Je crois avoir porté un examen consciencieux, dans ce chapitre, sur les questions les plus épineuses de la notation en usage, et avoir démontré que les attaques dont elle a été souvent l'objet ne sont que de vaines déclamations écrites par des hommes qui n'en avaient qu'une connaissance superficielle. Cette notation possède d'ailleurs un avantage immense qui n'a point été aperçu par ses détracteurs : je veux parler de la physionomie si particulière de chaque signe, qu'à l'ouverture du livre, et avant que l'exécutant ait eu le temps de lire les détails, il a déjà compris le sens de la musique, qu'il n'a fait qu'entrevoir. Il n'est pas un habile musicien qui n'ait fait cent fois l'expérience qu'il ne lit pas par signes détachés, mais par groupes, par mesures, par phrases entières et du premier coup, chaque groupe, chaque mesure, chaque phrase ayant un aspect si bien déterminé, que le véritable musicien en saisit à l'instant la signification sans avoir besoin de les détailler. Or, cet avantage est si grand, que la notation ordinaire, eût-elle d'ailleurs tous les défauts qu'on lui a supposés, devrait être encore préférée à toute autre, car aucune autre ne peut lui être comparée sous ce rapport.

Tous les systèmes qui ont été imaginés depuis cent cinquante ans se rapportent à trois conceptions principales, à savoir : 

  • les chiffres, 
  • les lettres, 
  • et les signes arbitraires. 
La notation par les lettres fut employée dans le moyen-âge pour le plain-chant, et plus tard, c'est-à-dire dès la fin du XVe siècle, servit à écrire la musique d'orgue, en Allemagne, au moyen de certaines combinaisons. Les sons de l'octave la plus grave étaient représentés par les lettres capitales C, D, E . F, G, A, B (pour si bémol), et H (pour si bécarre); les mêmes lettres, en caractères minuscules, représentaient les sons de la deuxième octave, et ces mêmes lettres, surmontées d'un, deux ou trois traits, indiquaient les octaves supérieures. Quelquefois on marquait l'élévation ou l'abaissement des sons par le dièse ou le bémol placés à côté des lettres; dans d'autres systèmes, on marquait le dièse par la lettre e placée à côté de la lettre de la note, et le bémol par la même lettre retournée. La mesure à deux temps était indiquée par un C barré, et la mesure à trois temps par le même signe accompagné d'un 3. Un trait vertical placé au-dessus d'une lettre indiquait la durée d'une note qui correspondait à la ronde de la musique moderne; le même trait terminé par un crochet correspondait à la blanche; le trait, avec deux crochets, équivalait à la noire, avec trois à la croche, etc. Ce genre de notation, imaginé pour la musique d'orgue et de clavecin à l'époque où les caractères typographiques pour l'impression de la musique n'existaient pas, ou étaient trop imparfaits, était appelé tablature. Il fut abandonné après qu'on eut fait les premiers essais de la gravure sur des planches de cuivre pour la musique compliquée.
Sauveur, de l'Aulnaye, l'Anglais Patterson et d'autres, ont essayé à diverses époques de faire revivre la notation par les lettres dans des systèmes différemment conçus, mais dont les imperfections sont si évidentes que ces systèmes n'ont trouvé aucun partisan.

Un cordelier, nommé le P. Souhaitty, fut le premier qui proposa, en 1677, d'employer les chiffres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, pour la notation du plain-chant ou de la musique, en les modifiant par l'addition d'une virgule ou d'un point pour l'indication des octaves différentes, et par un trait incliné à gauche pour le bémol, ou incliné à droite pour le dièse. Souhaitty proposait de marquer la durée des sons par des lettres placées au-dessus des chiffres, ou par des signes prosodiques et grammaticaux.
Longtemps après que le système de Souhaitty eut été publié, Jean-Jacques Rousseau en proposa un autre pour la notation par les chiffres, mais différemment combiné, car la notation du cordelier n'embrassait que trois octaves, tandis que celle de Rousseau s'étendait à cinq octaves au moyen des sept premiers chiffres, combinés avec des lignes horizontales ou avec des points. Le célèbre auteur de ce système avait emprunté au P. Souhaitty les barres des chiffres, inclinées à gauche ou à droite, pour l'indication du bémol et du dièse. Le ton était marqué par un nom de note, le mode par celui de la tierce du ton souligne; une lettre indiquait la clef, un grand chiffre 2 ou 3 la mesure; des traits placés au-dessus ou au-dessous de plusieurs chiffres faisaient connaître que ces notes étaient des croches, doubles ou triples croches, en raison du nombre de ces lignes, et les positions plus ou moins éloignées, plus ou moins rapprochées des chiffres non soulignés indiquaient les rondes, blanches ou noires.
Ce système n'excita aucune attention lorsque Rousseau, à peine connu, le proposa; mais après que l'auteur de la Nouvelle Héloïse, de l'Emile et des Confessions eut acquis son immense célébrité, on en parla beaucoup, et l'on ne s'en servit jamais. Depuis lors, Natorp et Zeller, en Prusse, ont employé la notation par les chiffres pour l'enseignement du chant dans les écoles primaires, en l'appliquant seulement aux cantiques et psaumes; dans ces derniers temps, Galin en a fait un des éléments de sa méthode du Méloplaste pour l'enseignement de la musique vocale, et M. Miquel jeune en a conçu un nouvel emploi dans une notation qu'il a appelée Arithmographie musicale.
Nonobstant tous ces essais et le grand bruit qu'on a fait des prétendus avantages de ces systèmes, la notation par chiffres n'a jamais eu de succès et n'a pas reçu d'application dans la pratique de l'art, à l'exception des livres de chant de quelques écoles des pays protestants, qui n'exigent qu'une notation très simple et peu variée.

A l'égard des notations dont les systèmes sont composés de signes arbitraires ou d'invention, qui appartiennent à l'époque moderne, on en connaît un assez grand nombre, parmi lesquels on remarque particulièrement ceux de l'abbé de Metz de la Salle (5), de Richesthal (6], de Bertini (7)|, de l'abbé de Valernod (8), de Lemme (9), du baron Blein(10), de M. Treuille de Beaulieu (11), et en dernier lieu de M. Eisenmenger (12), et d'un novateur qui ne s'est désigné que comme ancien professeur de mathématiques (13). L'erreur commune à tous ces auteurs de systèmes est que la multiplicité des signes de la notation ordinaire est un obstacle aux progrès des élèves. Or, ainsi que je l'ai dit déjà, la multiplicité des signes ne serait un mal qu'autant qu'elle ne rendrait pas immédiatement sensibles à l'œil les divers objets que ces signes sont destinés à représenter. Or, l'avantage de la notation musicale en usage consiste précisément à donner par eux-mêmes, et sans aucune complication, la notion nette et positive de l'intonation et de la durée, qui sont les éléments nécessaires de toute musique. De plus, la diversité des signes a cet avantage de peindre aux yeux par leur aspect une grande quantité de signes à la fois, de telle façon que le musicien ne lit pas signe par signe, mais groupe par groupe, et que l'aperçu de la première et de la dernière note d'un trait lui fait deviner, par la figure que forment les autres, tout ce qui est intermédiaire entre ces points extrêmes.
Il n'en est pas de même dans les divers systèmes de notation qu'on a voulu substituer à celui-là. La similitude des signes pour toutes les octaves, et en général la suppression des clefs, en sont les bases; mais les novateurs ont pris eux-mêmes le soin de démontrer que la similitude des signes est un mal, et que les clefs sont nécessaires; car à peine ont-ils trouvé les signes d'analogie, qu'ils ont été obligés d'en imaginer d'auxiliaires pour distinguer ces octaves, qu'ils venaient à grand'peine de rendre uniformes, et qu'au lieu du signe qui donne par lui-même une notation simple destinée seulement à frapper la vue, ils ont dû avoir recours à des points de reconnaissance qui exigent une opération de l'esprit.



(1) Projet concernant de nouveaux signes pour la musique.
(2) Dissertation sur la musique moderne.
(3) Nouveau système de notation musicale, suivi d'un essai sur la nomenclature des sons musicaux, par un ancien professeur de mathématiques; (Paris, Houdaille, 1837, in-8 de 61 pages.)
(4) Cela a déjà été expliqué d'une autre manière dans le Chapitre III.
(5) Méthode de musique, selon un nouveau système très court, très facile et très sûr. Paris, Pierre-Simon, 1728, in-8 de 216 pages.
(6) Nouvelle méthode pour noter la musique et pour l'imprimer avec des caractères mobiles. Strasbourg, Levrault, in-4, 1810.
(7) Stigmatographie ou l'art d'écrire avec des points, suivie de la Mélographie, nouvelle manière de noter la musique. Paris, Martinet, 1814, gr. in-8, gravé.
(8) Nouvelle Méthode pour noter le plain-chant sans barres et sans clefs. Mss. in-fol. de la Bibliothèque de Lyon, n° 963, 3.
(9) Nouvelle Méthode de musique et gamme chromatique, qui abrège le travail et l'étude de la musique; de onze douzièmes on l'a réduite a un douzième. Paris, Firmin Didot, 1829. in-8 de 19 pages, avec un cahier de 10 pages in-4 obl.
(10) Principes de mélodie et d'harmonie, déduits de la théorie des vibrations. Paris, Bachelier, 1832, 1 vol. in-8 (dans le IIe chapitre ).
(11) Dans la Revue musicale, 6e année, n° 36.
(12) Traité sur l'art graphique et la mécanique appliqués à la musique. Paris, Gosselin, 1838, in-8 de 182 pages.
(13) Nouveau système de notation musicale, suivi d'un essai sui' ia nomenclature musicale. Paris. Houdaille, 1837. gr. in-8.


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