Témoignages à propos des goguettes: 4 - Les Joyeux

Annexe de l'article « Paris au temps de la goguette et du café-chantant. »

Témoignages à propos des goguettes

- 4 -
Les Joyeux

par
Marc Fournier
extrait de "PARIS CHANTANT, Romances, Chansons et chansonnettes,",
pages 28-30, Lavigne, Paris, 1845


Les Joyeux de Belleville
Les Joyeux sont aujourd'hui la plus ancienne des sociétés chantantes. Ils datent d'une époque où il fallait rire à tout prix, sous peine de mourir de peur... Ils sont nés aux vendanges de septembre 1792.

Connaissez-vous le savant Matheüs Kleper? Le savant Matheüs Kleper vivait au seizième siècle: c'était un sceptique de l'école d'Érasme et de Mélanchton, un brave homme au demeurant, mais un peu paradoxal, comme tous les rêveurs de la Germanie.
Ce Matheüs Kleper écrivit donc un in-folio de six-cents pages, d'une fort belle latinité, qu'on peut encore voir dans la bibliothèque de Cronstadt.
Il prouva, dans cet in-folio de six cents pages, que c'était une erreur, un préjugé une hérésie damnable et digne de la géhenne, gehenna digna heresia, que d'insinuer, comme on l'avait fait depuis une soixantaine de siècles, que la jeunesse était préférable à la vieillesse, et que le bel âge d'un homme se comptait depuis trente jusqu'à quarante ans. Il établit, lui, cent quatre-vingt-dix-huit chefs de preuve, qu'il subdivisa chacune en trente demi-preuves ou présomptions, res probatœ, lesquelles toutes déduisirent de la façon la plus triomphante cette vérité désormais inattaquable, à savoir: qu'un homme, pour peu qu'il se respecte, ne peut décemment se réjouir d'être en ce monde qu'au moment de le quitter, et que

Les vieux, les vieux,
Sont des gens heureux,
Vivent les vieux !


Nous avons de justes motifs pour croire que c'est en vertu des cinq mille neuf cent quarante raisons du digne Matheüs Kleper, de Cronstadt, que s'est fondée, à Belleville, la goguette connue sous la dénomination de Joyeux. Pour faire partie de cette société, éminemment amie de la vieille gaieté française, il faut prouver, par acte de l'état civil, ou par notoriété publique, qu'on a passé l'âge de la soixantaine, et produire comme pièces à l'appui:
  1. Une mâchoire veuve de toute espèce de molaire ou incisive;
  2. Un crâne du poli le plus incontestable.
La perruque est tolérée.
Ils sont là une quarantaine de vénérables lurons qui passent leur temps à déblatérer contre ces impertinents blancs-becs dont les dents tiennent encore, marauds qui n'ont même pas la cinquantaine, et qui se permettent de fumer ou de boire comme de grandes personnes. Les Joyeux n'apprécient Béranger que depuis dix ans, et déplorent qu'un aussi grand homme se soit tu juste au moment où une caducité convenable lui permettait de se produire. Mais ils professent pour Anacréon une admiration sans bornes, attendu que ce Joyeux antique est représenté pinçant de la lyre avec une barbe antédiluvienne. Convenons, au surplus, que les roses ne vont pas du tout mal sur une chevelure d'argent.
Quoi qu'il en soit, les Joyeux de Belleville ont ceci d'heureux, pour la plupart, vu leurs infirmités requises, qu'ils chantent comme des sourds et rient comme des bossus. Leur plus bel apanage est l'esprit de fraternité qui règne parmi ces doyens du Parnasse:
Les statuts de la réunion portent en termes formels que ceux de MM. les membres atteints de cécité sont tenus de se montrer aveugles pour les faiblesses de leurs dignes camarades, et que les borgnes ne doivent rien voir que d'un bon œil. Du reste, ce qui fait le charme de ces assemblées, c'est que les Joyeux, revenus pour le plus grand nombre des vaines ambitions du monde, et travaillés de la goutte ou des rhumatismes, courent très peu après les honneurs, et ne se donnent aucun mouvement pour être du comité. De là, point de cabales, point de brigues, point de déchirements intérieurs, et si, par hasard, un agitateur se manifeste, on sait fort bien qu'une quinte de toux fera tôt ou tard justice de ses prétentions oratoires.
Cependant, il faut tout dire, une fois, une seule fois, à l'origine du club, surgit une discussion bruyante, et le malheur voulut que l'assemblée criât longtemps sans pouvoir s'entendre; on se doute bien pourquoi. L'objet de la querelle portait sur un point passablement délicat: Admettra-t-on des dames dans la goguette? Et le principe une fois établi, les JOYEUSES devront-elles faire la preuve de leurs douze lustres accomplis? Trois partis se formèrent. Parmi ceux qui voulaient l'admission des dames, les uns prétendaient qu'elles fussent encore ingambes et sortables... On appela ces bons vieux gaillards, les Boutons de rose; les autres, qu'on nomma les Juste-milieu, plaidaient pour qu'on admît seulement les dames douées de leur quarantaine; mais les Intraitables prêchaient pour le maintien des mœurs, et s'obstinèrent à ne vouloir d'autres pucelles parmi eux que les neuf sœurs d'Apollon, filles on ne peut plus majeures et vertus éprouvées, qui offraient toutes les garanties désirables de chasteté de cœur et de maturité de corps. Comme dans beaucoup d'autres circonstances, ce fut le juste-milieu qui l'emporta; mais lorsqu'on voulut appliquer le règlement et convier aux Joyeux tout le sexe de Belleville prouvant quarante hivers bien comptés, on attendit vainement ces dames; aucune ne se présenta. Les recherches les plus minutieuses eurent pour effet de constater qu'il n'y avait pas dans tout Belleville une seule dame ayant atteint cette honorable quarantaine. Chacune, au contraire, affirma sous serment qu'elle était indigne de faire partie du club, et, depuis ce jour, il n'est pas d'exemple qu'aucune d'elles ait cessé de prétendre à cette indignité.
Les Joyeux se sont vus forcés de s'en tenir donc aux neuf femelles hors d'âge de l'Hélicon, et les Intraitables triomphent. Mais les Boutons de roses et les Juste-milieu se consolent de ce régime forcé en répétant avec les bons habitants du Maine :

Exempts du tendre embarras
Qui maigrit l'espèce humaine …


ce qui est fort bien, mais ce qui n'empêche pas les dames de Belleville de laisser chanter ces Nestor et ces Mathusalem, sans, pour leur compte, se trop presser de vieillir.

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