Ch. 23 - De l'analyse des sensations produites par la musique.
Chapitre XXIII
De l'analyse des sensations produites par la musique.
De l'analyse des sensations produites par la musique.
Les textes que nous présentons ici sont issus de la troisième édition du livre de F.J.Fétis:
La Musique mise à la portée de tout le monde,
La Musique mise à la portée de tout le monde,
Précédant | Sommaire du livre | Suivant |
J'imagine qu'en écoutant de la musique l'homme qui n'a
point étudié cet art et qui ignore ses procédés n'en reçoit
qu'une sensation simple. Pour lui, un chœur composé d'un grand
nombre de voix n'est que comme une voix puissante, un orchestre n'est
qu'un grand instrument. Il n'entend point d'accords, point d'harmonie
ni de mélodie, point de flûtes ni de violons : il entend de la
musique.
Mais à mesure que cet homme écoute, ses sensations se
compliquent. L'éducation de son oreille se fait insensiblement ; il
finit par discerner le chant de l'accompagnement et se forme des
notions de mélodie et d'harmonie. Si son organisation est favorable,
il arrivera au point de distinguer la différence de sonorité des
instruments qui composent l'orchestre, et par reconnaître dans les
sensations qu'il recevra de la musique ce qui appartient à la
composition, et ce qui est l'effet du talent des exécutants.
L'expression plus ou moins heureuse des paroles, les convenances
dramatiques et les effets du rythme sont encore des choses sur
lesquelles il apprendra à former des jugements ; son oreille ne sera
insensible ni au défaut de justesse, ni à l'absence de mesure ;
mais il ne sera affecté de toutes ces choses que par instinct et par
habitude de comparer ses sensations. Parvenu à ce point, il sera
comme tous les hommes bien élevés qu'on rencontre dans les salles
de spectacles ; car le public éclairé qui fait les réputations des
artistes n'en sait pas davantage et ne peut porter plus loin ses
analyses. Dans l'harmonie, ce public n'entend point d'accords ; une
phrase qui se représente à lui accompagnée de diverses manières
est toujours la même phrase. Les nuances délicates de forme qui
composent une grande partie du mérite d'une symphonie n'existent pas
pour lui ; en sorte que s'il est moins choqué que les artistes des
défauts d'une composition incorrecte, il est moins touché des
beautés de la perfection.
N'est-il donc aucun moyen d'aller au-delà de
cette perception incomplète de l'effet des sons, à moins de se
faire initier à la science de la musique ? et faut-il absolument
faire une étude longue et fastidieuse des principes et des procédés
de cette science pour en goûter tous les résultats ? Si je parlais
en artiste, je répondrais affirmativement, et je dirais avec orgueil
qu'il est pour moi de certaines jouissances dans la musique qui ne
seront jamais le partage des gens du monde ; je soutiendrais même
que ce sont les plus vives, afin de mieux faire ressortir cette
espèce de supériorité que me donne un savoir spécial. Mais ce
n'est pas pour cela que j'ai entrepris d'écrire mon livre. Indiquer
les moyens d'augmenter les jouissances et de diriger le jugement sans
être obligé de se soumettre à un long noviciat qu'on a rarement le
temps et la volonté de faire, tel est mon but : voyons donc par quoi
l'on peut remplacer, jusqu'à certain point, l'expérience de
l'artiste et le savoir du professeur.
Je suppose
- qu'un auditoire sensible aux accents de la musique assiste à la représentation d'un opéra nouveau ;
- que le nom du compositeur lui est inconnu,
- et que le genre de la musique est neuf et d'une originalité telle, que toutes les habitudes harmoniques et mélodiques de cet auditoire sont troublées.
D'après ces données, voici ce que je crois convenable de faire
pour analyser la nouvelle composition.
Le premier effet d'un nom célèbre d'artiste
est d'inspirer de la confiance et des préventions, favorables ; par
un effet contraire, on éprouve je ne sais quelle défiance d'un nom
inconnu, et le premier mouvement est de condamner les choses qu'on ne
connaît pas. On désire de la nouveauté, mais il faut juger ce qui
est nouveau ; on craint de se compromettre, et comme en général il
y a moins de bonnes choses que de mauvaises, on croit qu'il est plus
sûr de condamner au premier abord que d'approuver. Il y a bien plus
de sécurité avec les célébrités ; elles dispensent d'énoncer
une opinion générale, et c'est déjà quelque chose. D'ailleurs il
est vraisemblable qu'il se trouve dans l'opéra des beautés à peu
près égales aux défauts ; il est donc permis de porter des
jugements qui ne compromettent point pour l'avenir. Telles sont, on
ne peut en douter, les causes des opinions prématurées qu'on énonce
chaque jour dans le monde. Ces choses sont les conséquences de
l'organisation humaine et de la société. La première règle qu'il
faut se faire, pour procéder à l'analyse des sensations qu'on
éprouve à l'audition d'un ouvrage nouveau, est donc de se défier
de ses préventions, et d'être convaincu qu'il arrive rarement de
n'être pas trompé par elles au premier abord. La difficulté de ne
point se tromper est d'autant plus grande, que le genre de la musique
est plus nouveau ; car il est bien rare que l'extrême originalité
ne blesse pas d'abord. Qu'on se rappelle les jugements défavorables
qu'on a portés de la musique du Barbier de Séville à sa
première représentation, et des compositions de Beethoven quand on
les entendit la première fois : ces exemples doivent servir de
leçon. On aura beaucoup fait quand on se sera défendu de la
précipitation des jugements ; car il coûte bien moins de suspendre
son opinion que de revenir sur ce qu'on a dit.
Que de fois il est arrivé de persister dans des
erreurs manifestes, uniquement parce qu'on les avait professées, et
par un intérêt d'amour-propre mal entendu !
D'autres motifs doivent nous mettre en garde contre notre penchant
à nous prévenir pour ou contre. Quelle musique, si bonne qu'elle
fût, n'a point perdu son charme par l'effet d'une mauvaise exécution
? Quelle platitude n'a point fasciné les sens, lorsque de grands
artistes en étaient les interprètes ? La musique, telle qu'elle
sort des mains du compositeur, est une table rase ; l'exécution
bonne ou mauvaise en fait quelque chose ou rien.
C'est encore une suite de la conformation humaine de croire que
tout va s'améliorant dans les arts et dans la littérature comme
dans l'industrie. Il en résulte qu'on se croit, en général, appelé
à remettre en question les vieilles renommées, et à prononcer en
dernier ressort. Mais dans ces singuliers arrêts de cassation, où
l'on penche ordinairement à décider que les générations passées
ont eu tort d'admirer les productions de leur temps, on ne tient pas
compte de la différence des circonstances, des formes de mode qui
emportent le fond, ni des traditions d'exécution qui sont perdues.
On se croit suffisamment instruit après une mauvaise audition dans
laquelle on était bien plus disposé à chercher le côté ridicule
qu'à écouter véritablement. Que de jugements de cette espèce ! On
en a vu un exemple frappant de nos jours, à propos du fameux
Alléluia de Haendel. Ce beau morceau, après avoir été
étudié avec une attention religieuse dans l'Institution royale de
musique classique dirigée par Choron, y fut exécuté avec une
conviction qui entraîna celle du public, et qui fit naître le plus
vif enthousiasme dans l'auditoire. Quelque temps après, le même
morceau fut donné par la Société des concerts à l'École royale
de musique : on devait tout attendre des chœurs et de l'orchestre
admirable de ces concerts ; mais la plupart des artistes qui en
faisaient partie, admirateurs exclusifs de Beethoven et de l'école
moderne, n'exécutèrent le chef-d'œuvre de Haendel qu'avec des
préventions défavorables, en ricanant et sans attention : l'ouvrage
ne fit point d'effet, et il fut décidé que cette musique formidable
était une perruquerie.
Que si l'on parvient à se défendre de toutes
les faiblesses qui faussent le jugement et gâtent les sensations,
alors commencera réellement l'action de l'intelligence pour
l'analyse des sensations, et pour juger de leur nature. La première
chose qu'il faudra examiner sera l'objet du drame, si, comme je l'ai
dit, il s'agit d'un opéra. Si le sujet est historique, on pourra
reconnaître au premier abord si l'ouverture est analogue à son
caractère ; s'il est de fantaisie, il sera seulement possible de
juger si elle est agréable et bien faite. Agréable ? c'est ce que
tout le monde est appelé à juger ; bien faite ? c'est le point de
la difficulté. La bonne ou mauvaise facture dépend de l'ordre qui
règne dans les idées. Une ouverture peut être riche d'invention et
être mal faite ; car si les idées abondantes n'ont point de liaison
entre elles, elles fatigueront l'attention sans charmer l'oreille.
C'est une chose d'expérience qu'une phrase, quel que soit son
agrément, n'est point comprise à la première audition. Ce n'est
qu'après avoir été répétée plusieurs fois qu'elle se grave dans
la mémoire et qu'on en remarque toutes les qualités. Mais s'il y a
beaucoup d'idées dans un morceau, et si chacune d'elles est répétée
plusieurs fois, le morceau sera long et fera naître la fatigue.
D'ailleurs, il serait difficile de bien retenir et de bien saisir
également beaucoup de phrases différentes. Il faut donc qu'il n'y
ait pas plus d'idées dans un morceau que ses dimensions n'en peuvent
comporter sans fatiguer l'attention de l'auditoire ; d'où il suit
qu'un petit nombre de phrases bien disposées et ramenées avec
adresse composent un morceau bien fait et facile à comprendre. D'un
autre côté, si les idées principales d'une ouverture se
représentaient toujours de la même manière, l'ennui naîtrait de
cette uniformité. L'ouverture sera donc d'autant mieux faite que les
idées seront présentées successivement avec des formes plus riches
d'harmonie et d'instrumentation, de manière qu'elles se termineront
par une péroraison brillante où le compositeur fera entrer des
modulations inattendues qu'il aura réservées pour ce moment final ;
car, s'il en usait plus tôt, il finirait plus faiblement qu'il
n'aurait commencé, ce qui, en toute chose, est contraire à la
gradation des émotions.
Une fois instruit de ces choses, si l'on se
donne la peine d'en suivre les détails, on finira par s'habituer à
les distinguer promptement, et par sortir de ce vague qui traîne
l'indécision à sa suite. Il sera dès lors facile de se former une
opinion d'un morceau de ce genre. Sans doute, on ne parviendra
jamais, sans être profondément musicien, à discerner dans la
rapidité de l'exécution un accord d'un autre ; à reconnaître
l'avantage qu'il y aurait eu à faire usage de telle harmonie sur tel
passage au lieu de telle autre ; à sentir l'élégance de certains
mouvements harmoniques ou les défauts de certains autres ; de
longues études peuvent seules donner la promptitude de perception
nécessaire pour porter des jugements de cette espèce ; mais on peut
augmenter ses jouissances musicales, sans arriver à ce point de
connaissances positives.
Le plaisir ou l'indifférence qu'on éprouve en écoutant un air,
un duo, un morceau d'ensemble ou un finale, ne dépendent pas
toujours des qualités de la musique ; la situation dramatique est
pour beaucoup dans l'effet que ces morceaux produisent sur nous. Cet
effet est satisfaisant ou défavorable, selon qu'il y a convenance ou
inconvenance avec l'objet de la scène. De là vient que certains
morceaux plaisent beaucoup dans un salon avec un simple
accompagnement de piano, et déplaisent au théâtre. Le mauvais
effet d'un air, d'un duo, ou de tout autre morceau, peut venir de ce
que le caractère n'est point analogue avec l'objet de la scène, ou
de ce qu'ils prolongent trop une situation languissante, ou enfin de
ce qu'une idée principale et saillante n'a pas assez de
développement. La première chose, lorsqu'on veut juger d'un morceau
scénique, est donc de faire la part du mérite dramatique, et celle
de la musique proprement dite. Il est vrai que cette musique, si
bonne qu'elle puisse être, ne l'est qu'autant qu'elle est convenable
pour la place qu'elle occupe ; mais cela ne conclut rien pour ou
contre le mérite du compositeur ; car il est des musiciens de génie
qui ne sont point nés pour écrire de la musique scénique,
quoiqu'ils soient capables de produire de belles choses d'un autre
genre ; tandis qu'il en est d'autres dont les idées sont communes,
quoiqu'ils aient le sentiment des convenances de la scène. Cette
distinction est une des plus difficiles à faire ; car il faut, pour
y parvenir, résister à des impressions puissantes par lesquelles on
est dominé ; il ne faut même pas se persuader qu'elle soit possible
à une première audition. Les musiciens de profession, les plus
expérimentés même, sont rarement capables d'un pareil effort. Cela
fait voir qu'il faut nous défier des jugements précipités que
l'amour propre nous porte souvent à faire.
Dès qu'on est parvenu à
distinguer ce qui concerne le mérite scénique de celui de la
musique en elle-même, il faut procéder avec ordre à l'examen de
celle-ci. Parmi ses qualités, une des plus importantes doit être la
variété ; il faut donc considérer d'abord si elle s'y trouve. La
variété, comme la monotonie, peut exister de beaucoup de manières.
Elle est remarquable surtout dans la forme des pièces. Les airs d'un
opéra, par exemple, peuvent, comme on l'a vu précédemment, se
présenter sous la forme du rondeau, de la cavatine ou air sans
reprise, de l'air à un seul, à deux ou à trois mouvements,
alternativement vifs et lents, ou enfin sous l'aspect de la romance
ou de simples couplets. Si toutes ces formes, ou du moins la plupart
d'entre elles, se présentent dans le cours d'un opéra, on éprouve,
sans en remarquer la cause, l'effet de cette variété ; mais si les
mêmes formes se reproduisent sans cesse, comme celles des airs à
trois mouvements, dans la plupart des opéras italiens modernes, ou
des couplets et des romances dans beaucoup d'opéras français,
l'effet inévitable sera la monotonie, et par suite le dégoût.
Ce sera pis encore si les duos sont coupés dans la forme des airs
; enfin, si la nature des idées a de la similitude, si les mélodies
sont d'un caractère uniforme, si les moyens de modulation,
d'harmonie ou d'instrumentation ont de l'analogie, l'ennui naîtra
sans nul doute d'une composition dont chaque partie, considérée
isolément, serait cependant digne d'éloges. Cet effet est plus
commun qu'on ne pense. Il y a des multitudes de jolis airs qui ont du
succès lorsqu'ils sont exécutés isolément, et qui perdent tout
leur effet au théâtre, à cause de leur ressemblance avec d'autres
morceaux du même ouvrage. Après l'examen des convenances
dramatiques, celui de la variété ou de la ressemblance des formes
est donc un des plus nécessaires pour juger du mérite d'une
composition.
Les qualités mélodiques d'un air ou d'un duo sont, comme celles
de la conception dramatique, du domaine du génie, et ne sont
soumises qu'aux seules conditions de plaire ou d'émouvoir ; pourvu
que le rythme et la quantité périodique des phrases en soient
régulièrement construits, le reste est du ressort de la fantaisie,
et ne peut être limité par l'autorité de qui que ce soit. Moins
l'œuvre du musicien a de rapport avec ce qu'on a fait précédemment,
plus il est près du but qu'il veut atteindre. Il ne peut plaire à
tout le monde, car il n'est point d'artiste qui ait joui de cet
avantage ; mais personne n'est en droit de discuter le penchant ou
l'éloignement qu'on éprouve pour ses productions, car c'est
involontairement qu'on se plaît ou qu'on se déplaît à entendre
une mélodie. Il est pourtant un signe certain de la bonté de
celle-ci, c'est l'approbation du plus grand nombre, qu'on appelle
communément l'approbation générale. Je n'entends point par là le
suffrage des habitués de certain théâtre, de certaine ville, de
certain pays ; mais celui de toutes les populations policées,
consacré par le temps. Ce genre d'approbation n'a jamais été donné
aux choses médiocres, et c'est en ce sens qu'on dit avec beaucoup de
justesse que l'opinion publique est toujours équitable.
Le simple amateur de musique, c'est-à-dire celui qui n'a de
rapport avec cet art que par les sensations qu'il lui procure, manque
de l'érudition nécessaire pour savoir si l'invention de certaines
mélodies appartient à l'auteur d'un opéra où elles se trouvent
placées, ou si elles ne sont qu'un plagiat ; mais c'est un soin dont
il ne doit guère s'embarrasser.
Les plagiats peuvent se diviser en deux espèces :
- dans la première se rangent ces réminiscences vulgaires où l'auteur reproduit sans pudeur ce que vingt autres ont fait avant lui, sans se donner la peine de déguiser ses larcins, ou peut-être sans pouvoir le faire. Le mépris public est ordinairement le prix de ces choses, et l'oubli profond dans lequel elles ne tardent point à tomber est le juste châtiment de ceux qui méprisent assez leur art pour le traiter avec si peu de conscience.
- L'autre espèce de plagiat est celle que les plus grands génies n'ont point dédaignée : elle consiste à prendre dans des ouvrages ignorés de bonnes choses dont l'art peut s'enrichir, et à les utiliser en les animant comme fait le génie de tout ce qu'il entreprend. Les érudits, ou si l'on veut les pédants, ne manquent jamais de découvrir les sources où l'on a puisé, et d'en faire grand bruit ; mais le public n'y prend point garde pourvu qu'on l'émeuve, et il a raison. On n'a que trop délaissé de belles phrases et des mélodies auxquelles il ne manque que d'être habillées un peu plus à la moderne pour produire les plus beaux effets ; c'est les sauver du naufrage que de les reproduire dans de nouvelles compositions en leur prêtant des grâces nouvelles. Quoi qu'en puissent dire les savants, un amateur qui ne veut analyser ses sensations que pour leur donner plus d'activité fera donc bien de ne point se mettre la tête à la torture pour découvrir des ressemblances qui troubleraient inutilement ses plaisirs, et qui finiraient par lui faire trouver des similitudes imaginaires.
Une des erreurs dans lesquelles tombent le
plus communément les gens du monde, lorsqu'ils assistent à la
représentation d'un opéra nouveau, consiste à confondre les
ornements que les chanteurs ajoutent aux mélodies avec ces mêmes
mélodies, et à se persuader que c'est dans ces ornements que
consiste le mérite de la musique. Le fond sur lequel ces broderies
sont placées reste souvent inaperçu, jusque-là qu'il est arrivé à
certains habitués d'un théâtre de ne plus reconnaître un air,
parce qu'il était chanté d'autre manière que celle qui-leur était
familière. Un peu d'attention accordée à la contexture des phrases
mélodiques donnera bientôt l'habitude de les séparer de toutes les
fioritures dont elles sont habillées par les chanteurs ; car ces
fioritures n'ont aucun sens musical. Lorsqu'on applaudit à outrance
un chanteur pour ses tours de force, ce n'est pas qu'elles procurent
le moindre plaisir, mais c'est parce qu'elles étonnent. Il ne s'agit
donc que de remarquer dans le chant ce qui présente à l'oreille un
sens complet, susceptible d'être du moins décomposé en éléments
de phrases. Avec cette habitude, on ne confondra pas ce qui n'est que
le résultat de la flexibilité du gosier avec ce qui appartient au
génie du compositeur. Il est des musiciens qui affirment que les
mélodies vagues et peu remarquables sont les seules qui se prêtent
à recevoir les broderies des chanteurs, et ils citent pour preuve de
la réalité de leur opinion la musique des opéras de Mozart, dans
laquelle le plus intrépide faiseur de notes ne peut rien introduire
d'étranger ; mais c'est toujours par un faux raisonnement qu'on
conclut du particulier au général. Les mélodies de Mozart, qui
sont ravissantes d'expression, sont presque toutes empreintes d'un
caractère harmonique ; c'est-à-dire qu'elles laissent soupçonner
par la succession de leurs sons l'harmonie dont elles doivent être
accompagnées ; il en résulte que le chanteur est retenu dans des
bornes étroites par la crainte de faire entendre dans ses fioritures
des sons étrangers à cette harmonie. Ajoutez à cela que ces
mélodies, tout admirables qu'elles sont, n'ont pas une construction
favorable à l'émission libre et naturelle de la voix, comme les
cantilènes italiennes ; le génie prodigieux du compositeur s'y
manifeste toujours, mais on y voit jusqu'à l'évidence que l'art du
chant ne lui était pas familier. En
résumé, il n'est pas vrai qu'une mélodie est médiocre par
cela seul qu'on peut la broder et la varier avec facilité. Il y a
sans doute d'excellente musique qui n'admet point de broderies, mais
c'est par d'autres motifs que cette règle qu'on veut donner. Il
serait plus juste de dire qu'il est des mélodies qui n'ont pas été
composées pour admettre des fioritures, et d'autres qui ont été
faites pour favoriser le chanteur ; les unes et les autres peuvent
être excellentes, chacune en son genre ; un amateur attentif ne s'y
trompera jamais. Si le chanteur se borne à faire entendre la mélodie
dans toute sa simplicité, il pourra en conclure qu'elle n'est point
de nature à être ornée ; car les exécutants résistent rarement
au désir de faire briller leur habileté. Il est cependant des cas
où ils ont assez de goût pour sentir que le chant simple vaut mieux
que ce qu'ils pourraient y mettre ; mais cela est assez rare.
D'après tout ce qui vient
d'être dit, on voit que, pour se former une opinion des qualités
d'un air ou d'un duo, il est nécessaire :
- de le considérer d'abord sous le rapport des convenances scéniques ;
- d'en comparer la forme avec celle des autres morceaux du même genre qui se trouvent dans le même ouvrage, pour s'assurer que les conditions de la variété y sont ;
- d'en constater la régularité de rythme et de quantité symétrique ;
- de remarquer si la mélodie laisse des impressions de nouveauté ou de banalité ;
- et enfin d'en séparer l'œuvre du compositeur de ce qui n'est que l'effet de l'habileté du chanteur.
Au moyen de ces analyses, on pourra raisonner de la bonté ou des
défauts d'un morceau de cette espèce, de manière à n'émettre que
des opinions fondées. Il est sans doute d'autres choses qui entrent
dans la conception d'un air ou d'un duo : l'harmonie plus ou moins
bien choisie, le système d'instrumentation plus ou moins élégant
et convenable, sont aussi des qualités qui méritent d'être
examinées ; mais elles ne peuvent entrer dans l'éducation de
l'oreille qu'après les objets dont je viens de parler ; car les
perceptions de ceux-ci sont plus simples que celles des autres. Je ne
doute pas qu'en habituant l'oreille et le jugement à faire ces
analyses avec promptitude, on ne parvienne à les familiariser avec
les combinaisons de l'harmonie. Quant au système d'instrumentation,
il se trouvera sans doute parmi mes lecteurs quelque habitué des
théâtres lyriques doué de sensibilité musicale ; eh bien, qu'il
examine ce qui s'est passé en lui depuis le temps où il entend de
la musique dramatique ; il verra que son oreille distingue maintenant
dans l'orchestre une foule de détails qui étaient nuls pour lui
dans l'origine, et qu'il jouit des jolis traits de violon, de flûte
ou de hautbois, qui d'abord frappèrent inutilement son ouïe. Il
n'est rien que nous ne puissions apprendre à voir ou à entendre,
par le seul fait de la volonté de regarder ou d'écouter.
A mesure que les voix se multiplient avec les
personnages et que les combinaisons se compliquent, il devient plus
difficile d'analyser les sensations ; de là la peine qu'on éprouve
à se faire une opinion des quatuors, morceaux d'ensemble et finales,
aux premières représentations d'un opéra ; on n'y est
ordinairement frappé que d'une seule chose, l'intérêt général ;
mais le plus souvent ce sont des considérations dramatiques qui
déterminent les jugements qu'on en porte. Ces considérations sont
en effet d'une haute importance ; car plus le nombre des personnages
qui sont en scène devient considérable, plus il est nécessaire que
la scène soit animée. A cet égard, il est bon de faire quelques
observations.
Depuis qu'on a imaginé les morceaux
d'ensemble et les finales, on a varié d'opinion sur leur but
dramatique ; mais, en général, on les a considérés comme des
moyens d'accroître l'intérêt par des oppositions de caractères et
de passions. D'accord sur ce point, les musiciens ne l'ont pas été
sur les moyens. Les uns, considérant que l'action doit être
d'autant plus languissante que le nombre des personnages mis en scène
est plus grand, si ceux-ci n'y prennent une part active, ont voulu
que les quatuors, sextuors ou finales eussent une marche rapide : tel
est le système des compositeurs français et allemands ; les autres,
au contraire, ont pensé qu'il est nécessaire de profiter de
l'occasion où beaucoup de chanteurs sont réunis pour produire de
beaux effets de musique, au risque de faire languir l'action
dramatique ; de là les longs concerts qu'on trouve dans les finales
ou les autres morceaux d'ensemble de l'école italienne moderne. Ces
deux systèmes ont, parmi les amateurs et les artistes, beaucoup de
partisans et de censeurs ; les uns, entraînés par leur goût pour
les convenances dramatiques et leur penchant pour ce qui est
raisonnable ; les autres, dominés par leur sensibilité pour la
musique ; car toute la différence d'opinion réside en deux systèmes
différents, qui ont leurs qualités et leurs défauts. Le système
dramatique est d'un effet plus sûr à la première représentation
d'un opéra, surtout en France, parce que l'on s'y occupe plus du
sujet de la pièce et de la marche de l'action que de la musique ;
mais dans la suite on voit souvent que le système musical l'emporte,
et qu'il donne aux succès plus de consistance.
D'après ce qui vient d'être dit, il est évident que les
sensations sont complexes dans l'audition des morceaux d'ensemble et
des finales ; il est donc à peu près impossible de les analyser
d'abord ; les artistes les plus expérimentés n'y parviennent pas
toujours ; il leur arrive même souvent de prononcer à ce sujet des
jugements qu'ils désavouent ensuite. Ce n'est qu'après avoir
entendu deux ou trois fois les morceaux de cette espèce qu'on peut
se faire une idée nette de leur construction et en apprécier le
mérite. Tout ce qui concerne leur partie mélodique s'analyse de la
même manière que dans les airs et les duos ; mais il est une
condition de perfection pour ces morceaux qui doit offrir plus de
difficultés à quiconque n'a point fait une étude sérieuse de
l'art ; c'est la disposition des voix et les mouvements contrastés
qui en résultent. Pour vaincre cette difficulté, il est nécessaire
de séparer d'abord ce qui appartient à l'expression dramatique et à
la mélodie du reste des parties constitutives du morceau, et de
fixer son opinion sur ces objets ; portant ensuite et successivement
son attention sur les détails du mouvement des voix, des oppositions
de caractère, d'harmonie et d'instrumentation, on pourra se former
peu à peu des notions de toutes ces choses, et l'on finira par être
si bien familiarisé avec elles qu'on n'éprouvera plus de difficulté
à les réunir et à en apprécier l'ensemble, au lieu de n'en
recevoir qu'un plaisir vague, tel que l'éprouve le public, qui n'a
point appris à réfléchir ses sensations.
La musique d'église est plus simple
que la musique dramatique sous de certains rapports, et plus
compliquée sous d'autres points de vue. Dans son origine, ce n'est
que l'expression d'un sentiment religieux dégagé de passion, et
conséquemment fort simple. Mais le besoin que nous avons d'émotions
n'a pas permis aux musiciens de rester longtemps dans des limites si
étroites. Les textes sacrés, les psaumes, les proses contiennent
des récits douloureux, des élans de joie, et un langage figuré
empreint de toute la pompe de l'Orient ; le sentiment pieux
qu'enveloppent ces figures et ce langage a disparu aux yeux de
beaucoup de compositeurs, pour ne leur laisser apercevoir que la
possibilité d'exprimer ces douleurs, ces joies du roi-prophète, ou
les événements retracés dans le Symbole des apôtres. Dès lors,
il a fallu avoir recours aux moyens ordinaires employés dans la
musique dramatique, et s'en servir avec les modifications d'un style
plus sévère. Ces innovations ont trouvé des censeurs et des
partisans, comme toutes les nouveautés qu'on introduit dans les
arts. Le parti le plus sage, dans ces sortes de disputes, est de
considérer qu'il y a des beautés et des défauts inhérents à
chaque genre, et qu'il n'est rien dont un homme de génie ne puisse
tirer parti. Il ne peut pas exister de musique qui ne suive la marche
du goût général et qui soit absolument étrangère aux progrès du
genre dramatique ; car celui-ci est d'un usage si général, qu'il
est connu de tout le monde, et qu'il est nécessairement le
régulateur des autres. Après avoir éprouvé toutes les émotions
du théâtre, on est peu disposé à goûter une musique simple et
calme pendant toute la durée d'un office ; les compositeurs ont été
entraînés par la nécessité à faire passer dans leur musique
sacrée un peu de l'expression mondaine de l'opéra. Toutefois, il ne
faut pas croire que la musique d'église calme et majestueuse ne
puisse être goûtée aujourd'hui. Qu'on prenne, par exemple, les
messes ou les motets de Palestrina, ou, dans un autre genre, les
psaumes de Marcello, et l'on verra qu'avec une bonne exécution cette
musique agira sur un auditoire sensible, comme pourrait le faire un
style plus moderne, mais avec des effets différents.
Pour se disposer à goûter de la musique
religieuse d'un caractère grave et antique, il faut d'abord se
dépouiller de ses habitudes et se bien pénétrer de cette vérité,
que l'art a plus d'un moyen pour arriver jusqu'au cœur ; car les
obstacles que nous opposons par notre volonté à certaines émotions,
contre lesquelles nous avons des préjugés, les empêchent de
naître. Une fois mis dans une disposition d'attention et de désir
d'éprouver du plaisir, nous ne tardons guère à en ressentir si
l'ouvrage que nous écoutons renferme des beautés réelles, quoique
ces beautés soient d'un ordre étranger à nos idées ordinaires. Il
ne s'agit donc plus que d'analyser nos sensations, et pour cela nous
devons procéder comme pour la musique d'un autre genre.
Les cantilènes de la musique religieuse sont
rarement aussi faciles de perception que celles de la musique
dramatique, parce qu'elles sont plus intimement liées à l'harmonie.
Ajoutez à cela qu'elles sont le plus souvent mêlées d'imitations,
de fugues et de toutes les formes scientifiques dont on a vu le
détail précédemment ; aussi n'est-il guère possible de classer
dans la mémoire cette espèce de mélodie, comme on le fait de
celles des opéras. A cause de cette difficulté, il faut percevoir
en masse les impressions de la musique religieuse, c'est pourquoi
elle exige plus d'aptitude à analyser l'harmonie. Ce n'est donc pas
par ce genre de musique qu'il faut commencer l'éducation de
l'oreille. Celle-ci ne pouvant devenir habile que par degrés, il est
nécessaire de ne lui faire contracter l'habitude de porter des
jugements sur la musique sacrée qu'après qu'elle se sera
familiarisée avec le style dramatique. Aux études sur les masses
d'harmonie succéderont insensiblement les observations sur les
formes scientifiques ; et pour peu qu'on y prête d'attention, on
finira par avoir des notions suffisantes de ces combinaisons, qui
sont caractéristiques du style religieux.
Le dernier degré de l'éducation musicale d'un amateur qui n'a
point fait d'études sérieuses de la musique, est le style
instrumental. Aussi voit-on peu de personnes étrangères à cet
art qui aiment à entendre des quatuors, quintettis ou autres
morceaux qui n'ont pas pour objet de faire briller l'habileté de
l'instrumentiste. Dans ce genre de musique, le but n'est point
marqué, l'objet n'est pas sensible. Délecter l'ouïe est
certainement l'un des principes de la musique instrumentale comme de
toute autre ; mais il faut aussi qu'elle émeuve ; elle a son langage
d'expression particulier qu'aucun autre n'interprète ; il faut donc
deviner ce langage au lieu de le comprendre, et cela demande de
l'exercice. Je dirai de la musique instrumentale ce que j'ai déjà
eu occasion de répéter plusieurs fois : il faut avoir la patience
de l'écouter sans prévention, bien même qu'on ne s'y plaise pas ;
avec de la persévérance on finira par la goûter, et dès lors on
pourra commencer à l'analyser
; car ce genre de musique a aussi ses mélodies, son rythme, ses
quantités symétriques, ses variétés du forme, ses effets
d'harmonie et ses modes d'instrumentation. En y appliquant les
procédés de l'analyse dramatique, on en acquerra des notions comme
de toute autre espèce de musique.
Commentaires