Ch. 21 - Des préjugés des ignorants et de ceux des savants en musique.
Chapitre XXI
Des préjugés des ignorants et de ceux des savants en musique.
Des préjugés des ignorants et de ceux des savants en musique.
Les textes que nous présentons ici sont issus de la troisième édition du livre de F.J.Fétis:
La Musique mise à la portée de tout le monde,
La Musique mise à la portée de tout le monde,
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Il est plus d'un degré dans l'ignorance des arts.
- Le premier est incurable ; c'est celui qui consiste dans la répugnance qu'ils inspirent : celui-là est le plus rare.
- Les individus nés dans une classe obscure et loin du séjour des villes sont au second degré ; leur ignorance est absolue, mais leur rapport négatif avec les arts peut n'être qu'instantané et ne suppose pas nécessairement de l'aversion pour eux.
- Au troisième degré est placé le peuple des cités, qui ne peut faire un pas sans se trouver en contact avec les résultats de la musique, de la peinture ou de l'architecture, mais qui n'y prête qu'une attention légère, et qui n'en remarque ni les défauts ni les beautés, quoiqu'il finisse par en recevoir de certaines jouissances irréfléchies.
- Les gens du monde, tous ceux qu'une éducation libérale et une position aisée mettent à même de voir beaucoup de tableaux et d'entendre souvent de la musique, n'acquièrent pas précisément du savoir, mais finissent par avoir des sens exercés qui, jusqu'à certain point, leur tiennent lieu d'instruction.
Si l'on excepte les individus de la seconde classe, qui n'ont
point d'occasions de sortir de leur ignorance absolue sur des choses
qui ne sont point en rapport avec leurs besoins, il ne se trouvera
dans les autres catégories que des gens qui s'empresseront de
prononcer sur les sensations qu'ils reçoivent des arts, comme si ces
sensations devaient être la règle de tous, et comme si ces
individus possédaient les lumières nécessaires pour développer et
appuyer leur opinion. Remarquez que personne ne dit: Ceci me
plaît, ou ceci me déplaît ; on trouve plus convenable
et plus digne de dire nettement : Ceci est bon, ou ceci ne
vaut rien. Il n'y a pas jusqu'aux êtres assez malheureusement
organisés pour être insensibles à ces arts que la nature nous a
donnés pour adoucir nos peines, qui n'aient aussi leur avis sur les
objets de leur antipathie, et qui ne le disent avec assurance. Ils ne
se dissimulent pas que leur état normal présente quelque chose
d'incomplet et d'humiliant ; mais ils se vengent en affectant du
mépris pour les choses qui ne sont point à leur portée, et même
pour ceux qui y sont sensibles. A l'égard du peuple, il a aussi son
avis et l'exprime à sa manière. Ce ne sont point les délicatesses
des arts qui le touchent ; il ne connaît de ceux-ci que certaines
parties grossières. Par exemple, l'imitation plus ou moins exacte
des objets matériels est à peu près tout ce qui le frappe en
peinture ; ce qu'il admire dans une statue, c'est qu'elle soit de
marbre ; ce qu'il aime en musique, ce sont les chansons et les airs
de danse. On ne discute guère avec ces deux classes d'individus ;
les gens du monde se moquent de la première et dédaignent l'autre.
Les disputes n'ont lieu que dans le monde sensible et bien élevé,
qui prend ses préjugés pour ses opinions et celles-ci pour la
vérité.
Quiconque cesse d'être en bonne santé n'a
pas besoin de savoir le nom ni la cause de sa maladie pour être
certain qu'elle existe ; la sensation du mal l'avertit suffisamment.
Il en est de même de la musique. Il n'est pas nécessaire de savoir
comment on l'écrit ni comment on la compose pour avoir la conviction
du plaisir qu'elle fait éprouver ou de l'ennui qu'elle cause. Mais
s'il faut avoir étudié la médecine, vu beaucoup de malades,
fréquenté les hôpitaux, et perfectionné, par l'observation et la
comparaison, l'aptitude à reconnaître les symptômes des maladies,
pour décider de leur gravité et des remèdes qu'on peut y apporter,
on doit convenir qu'il n'est pas moins nécessaire d'avoir appris les
éléments de l'art musical, d'avoir étudié toutes ses ressources,
les variétés de ses formes, et de savoir discerner les défauts de
l'harmonie, du rythme et de la mélodie, pour être en état de
prononcer sur le mérite d'une composition. De même qu'on se borne à
énoncer le mal qu'on ressent en disant : Je souffre, on doit
dire seulement : Cette musique me plaît, ou ne m'est pas
agréable.
On serait moins disposé à donner d'un ton
tranchant son avis sur la musique si l'on remarquait qu'on en change
plus d'une fois dans le cours de la vie. Qu'on me montre celui qui
n'a point abjuré ses premières admirations pour se livrer à de
nouvelles, et qui ne soit au moment de renoncer à celles-ci pour des
choses qui d'abord lui étaient antipathiques. Que de partisans
forcenés des ouvrages de Grétry, qui d'abord repoussèrent avec
horreur les brillantes innovations rossiniennes, et qui par la suite
ont oublié leurs vieilles prédilections et leurs nouvelles
antipathies au point de devenir les plus ardents défenseurs du
rossinisme ! Comment pourrait-il en être autrement ? Les arts
appartiennent à la sensibilité humaine et doivent en suivre les
modifications ; les choses et les événements changent : on est donc
forcé de changer aussi. D'ailleurs, l'éducation plus ou moins
avancée, l'habitude d'entendre certaines choses et l'ignorance où
l'on est à l'égard de certaines autres, doivent modifier les
opinions et la manière de sentir. On voit donc que c'est à tort
qu'on se prononce avec tant d'assurance, puisqu'on est exposé sans
cesse à se contredire. En général on se presse trop de conclure.
Les artistes, les savants en musique, en peinture, ne sont pas
plus exempts de préventions et de préjugés que les ignorants ;
seulement, ces préventions et ces préjugés sont d'une autre
espèce. Il n'est que trop ordinaire d'entendre les musiciens
soutenir sérieusement qu'eux seuls ont le droit, non seulement de
juger la musique, mais même de s'y plaire. Étrange aveuglement, qui
fait qu'on croit honorer son art en limitant sa puissance ! Eh ! que
seraient la peinture et la musique, si ces arts n'étaient qu'une
langue mystérieuse qu'on ne pût entendre qu'après avoir été
initié dans leurs signes hiéroglyphiques ? A peine mériteraient-ils
qu'on voulût les étudier. C'est parce que la musique agit presque
universellement et de diverses manières, quoique toujours vaguement,
que cet art est digne d'occuper la vie d'un artiste heureusement
organisé. Si son action se bornait à intéresser seulement un petit
nombre de personnes, où serait la récompense de longues études et
de plus longs travaux ? Autre chose est sentir ou juger. Sentir est
la vocation de l'espèce humaine entière ; juger appartient aux
habiles.
Mais il ne faut pas que ceux-ci se persuadent que leurs jugements
sont toujours irréprochables ; l'amour-propre blessé, l'opposition
d'intérêt, les inimitiés, les préventions d'éducation et de
nation, sont des causes qui les vicient souvent. L'ignorance est du
moins exempte de ces faiblesses, dont les artistes et les savants ne
se défient pas assez. Il y a tant d'exemples d'erreurs occasionnées
par elles, que l'on devrait toujours s'abstenir de juger avant
d'avoir examiné sa conscience et d'avoir écarté de son cœur et de
son esprit tout ce qui peut paralyser l'action de l'intelligence. Que
de palinodies on éviterait par cette sagesse !
Il est une classe intermédiaire entre l'homme
qui s'abandonne simplement à des sensations épurées par
l'éducation et l'artiste philosophe ; c'est celle qu'on pourrait
appeler des jugeurs. Ce sont d'ordinaire les littérateurs qui
se chargent de cet emploi, bien qu'ils n'y soient pas plus aptes que
tout homme du monde dont les sens ont été perfectionnés par
l'habitude d'entendre ou de voir. A l'air d'assurance dont ils
donnent chaque matin leurs théories musicales dans les journaux, on
les prendrait pour des artistes inexpérimentés, si leurs bévues
multipliées ne montraient à chaque instant leur ignorance du but,
des moyens et des procédés de l'art. Ce qu'il y a de plaisant,
c'est que leurs opinions sont complètement changées depuis vingt
ans, et que leur langage est aussi superbe que s'ils avaient eu une
doctrine invariable. Avant que Rossini fût connu en France, avant
qu'il eût obtenu ses grands succès, on ne cessait de s'élever
contre la science en musique, c’est-à-dire contre l'harmonie,
contre l'éclat de l'instrumentation qui brillait aux dépens de la
mélodie et de la vérité dramatique, et l'on débitait sur
tout cela autant d'erreurs que de mots. Aujourd'hui tout est changé
; les savants de journaux ont pris la musique de Rossini pour de la
musique savante, et, depuis ce temps, chacun s'est mis à affecter un
langage scientifique dont on ne comprend pas le premier mot. On ne
parle plus que de formes de l'instrumentation, de modulations,
de strettes, etc. ; et sur tout cela on bâtit des
systèmes de musique aussi sensés que ceux d'autrefois. La seule
différence que j'y trouve, c'est qu'au lieu de proclamer les
opinions qu'on se forme comme des principes généraux, on s'est fait
une espèce de poétique de circonstance qu'on applique selon les cas
et les individus ; de cette manière on croit éviter les
contradictions. Mais les préventions favorables ou contraires, les
sollicitations, les haines ou les complaisances, ont tant d'influence
sur des jugements déjà entachés d'ignorance, que si l'on compare
tout ce qui s'écrit sur un ouvrage nouveau dans les feuilles
quotidiennes ou périodiques, on y trouve le pour et le contre sur
toutes les questions. Ce que l'un approuve, l'autre le blâme, et
vice versa ; en sorte que l'amour-propre d'un auteur est
toujours satisfait et blessé en même temps, s'il est assez fou pour
attacher quelque importance à de pareilles fadaises.
Parler de ce qu'on ignore est une manie dont tout le monde est
atteint, parce que personne ne veut avoir l'air d'ignorer quelque
chose. Cela se voit en politique, en littérature, en sciences, et
surtout en beaux-arts. Dans les conversations de la société, les
sottises qu'on débite sur tout cela ne font pas grand mal, parce que
les paroles sont fugitives et ne laissent pas de traces ; mais les
journaux ont acquis tant d'influence sur les idées de tout genre,
que les bévues qu'ils contiennent ne sont pas sans danger ; elles
faussent d'autant plus l'opinion que la plupart des oisifs y croient
aveuglément, et qu'elles pénètrent partout. Il faut l'avouer
cependant, depuis quelque temps on a compris la nécessité de
diviser la rédaction des écrits périodiques entre les hommes que
leurs connaissances spéciales mettent en état de parler
convenablement des choses : aussi remarque-t-on que l'on acquiert
dans le monde des idées plus justes des choses, et qu'on en parle
mieux.
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